Europe Odyssée, Jean-Philippe Cazier (par Didier Ayres)
Europe Odyssée, Jean-Philippe Cazier, éditions Lanskine, janvier 2020, 48 pages, 13 €
Chant choral des réfugiés
Écrire sur une action dramatique, voire sur une actualité brûlante et sans doute limitée dans le temps, sujette justement au sort de l’événementiel et de son traitement médiatique, représente une difficulté. Ici, traiter du parcours des réfugiés venus d’Asie ou d’Afrique jusqu’aux plages de Calais, ou pour être plus précis, vers tous les lieux de rétention, jungle ou autre colline au crack, ne cesse, ne se finit pas en sa propre description, sauf à trouver une langue qui ne tourne pas court, capable de suivre le temps à la fois ancestral et contemporain de la migration humaine. Ainsi, il est possible d’écrire le voyage et sa part brutale, où les langues justement, tiennent un rôle primordial. Cette expression, ce chant si l’on veut, est une supplique d’hommes qui pérégrinent, qui souffrent, sont incompris, et rejoignent en un sens le vaste langage, le « poème » tragique, le rang du chœur tragique de l’Antiquité d’Euripide ou de Sophocle. Europe Odyssée choisit le camp de l’odyssée, de l’Odyssée, de la rhapsodie, du récit des inconnus de la terre, des réprouvés, du monde épique et tragique des migrants en leur nouvelle définition sociale.
D’ailleurs, la question sémantique est centrale. Par exemple, de passer du terme migrant à celui de réfugié, ou à celui de nomade, d’itinérant, de pèlerin ou de hobo, de SDF ou encore de pionnier, désigne des routes, des points d’appui conceptuels, voire des jugements moraux, des regards, de la considération ou de la déconsidération, des préjugés politiques, etc. Il reste que ce sont des femmes, des enfants, des hommes qui marchent, qui errent, cherchent des lieux, qui sont des rêveurs en un sens, espérant davantage de leur fuite vers des terres qu’ils fantasment, idylles et illusions qui se transforment évidemment en désillusion et brutalité.
nous vivons dans une autre langue
où nous traversons l’Asie et l’Afrique
nous avons traversé l’Afghanistan et l’Erythrée
nous avons traversé l’Afrique
nous avons traversé l’Ethiopie, le Soudan
les noms de ces pays sont les mots de notre langue
les noms des continents sont les mots de notre langue
les noms des océans et des mers sont les noms
les verbes de notre langue
nous traversons ces mots depuis des années
et nous les traversons encore nous disons
tous les mots de la Terre
Est-ce là le but que cherche le poème, considérant qu’un chœur tragique puisse devenir, qui sait ? une revendication, une poésie d’agit-prop ? Nonobstant, il reste une voix, des mots pour décrire, rendre hommage, et ce faisant, agir pour plus d’équité, de reconnaissance, de soin, en un mot plus de fraternité ; c’est donc prendre parti.
Et si l’on peut changer les épithètes, que dire des lieux qui accueillent ces exilés ? Camps de transit, camps de rétention, jungle, bidonvilles, zone, camp de concentration, en tous cas des appellations sordides et terrifiantes, d’une grande force d’évocation, d’une grande inhumanité et qui résument cependant ce destin terrible que réserve l’homme à l’homme.
Cette chorale des réfugiés à qui manquent d’abord une voix, et encore des symboles, est décrite par Jean-Philippe Cazier comme la métaphore de notre précarité humaine, comprise comme l’arrogance de ceux qui possèdent beaucoup de biens matériels contre la présence des faibles, des dépossédés, spectacle morbide de l’angoisse. Avec ce livre, ce n’est nullement au spectacle que l’on est convié, mais à la déploration pour ceux dont la langue est différente, et à une sorte d’odyssée partagée entre les victimes et le poème.
il y a des nuages
et des oiseaux
la mer est noire, les vagues noires
la mer est obscure comme la nuit
les nuages sont noirs aussi
et les oiseaux
il y a des fils barbelés, des barrières
c’est la nuit
ils marchent le long des barrières, le long des barbelés
Revenons donc au texte, pour signaler qu’il est présenté graphiquement centré sur la page. Cela indique sans doute que l’auteur centre son propos, recentre son discours sur l’essentiel, recentrage sur le drame pur de la migration. Le principe littéraire lui aussi est assumé : parler l’autre, donner la parole à un chœur antique, lequel cadre l’atrocité du sort de ces êtres sans langue en une certaine mesure, aux langues inconnues et incomprises, devenus presque invisibles dans cette abstention des langues qu’ils parlent. Et parfois, ici ou là, c’est le coryphée qui prend la parole pour témoigner du sort particulier de tel ou tel. Érinyes ? Euménides ? Seul le destin de chacun de ces hommes en décidera.
Ma dernière interrogation reste de savoir si cette voix poétique accède à une issue, comme si l’on pouvait écrire : une voix sans issue ? car cette voie des migrants, qui devient ici une voix des exilés, s’empare d’une issue symbolique propre à la poésie. Peut-elle sauver ? Je ne sais pas. Elle peut sans doute conduire le sort de ces déshérités à la parole universelle, à une parole du fatum.
Didier Ayres
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