Être, tellement, Jean-Luc Marty
Être, tellement, août 2017, 306 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean-Luc Marty Edition: Julliard
« L’inconnue avait pris l’initiative de s’imposer à lui. Il en est maintenant certain : qu’elle ait pu marcher de cette manière, d’un arbre à l’autre, témoignait de l’intérêt qu’elle avait eu à se trouver là, à aller et à venir sous ses yeux, car elle ne pouvait pas ne pas l’avoir remarqué. Il en a été impressionné et, en même temps, affaibli, dans l’incapacité de faire face ».
Être, tellement est le roman d’un musicien aventurier, son archet tient ses personnages sous tension, roman grave et profond, qui frisonne comme une tragédie à venir, mais aussi comme une joie lointaine qui va se dessiner, à l’image de la suite N°3 de Johann Sébastian Bach par Alexander Kniazev, un éclat à naître et un frisson en devenir. Être, tellement est un roman du bout du monde du Brésil, le Nordeste, roman des sables mouvants, du désert qui gagne sur la vie, roman où se brisent des vagues rêvées, où des êtres se rencontrent, et une douce musique s’élève dans leurs cœurs*.
Être, tellement est un roman dont les personnages semblent attendre que leur destin les réveille, murés dans le silence. Un roman habité de voix fantômes, comme souvent ceux de Marguerite Duras, visité par une nostalgie lointaine, comme dans India Song – présence de Carlos d’Alessio –, nous sommes là, au cœur de Nordeste Song.Être, tellement est visité par une mélodie ancienne qui monte des rues et des terres arides du Nordeste. Roman où se croisent des vies qui se dérobent, des destins qui s’élèvent ou s’effondrent, c’est un roman de la destinée. Être, tellement est porté par le vent et le ressac de la mer, rien n’y est figé, même la vieille demeure coloniale oubliée qu’habite Antoine Delacourt, même les souvenirs les plus aigus qui couvent dans la mémoire de la pianiste Louise Fabre. Les personnages de Jean-Luc Marty n’attendent qu’une éclaircie, que les premiers accords d’une mélodie leur soit favorable, comme les pécheurs le disent d’une marée, qu’un nouveau monde leur tende les bras.
« La rua do baixo n’est pas une rue insouciante, propice à l’excès tropical. Il ne sait pas où sont les regards, lequel des silences abrite la question : D’où diable venez-vous, monsieur ? A laquelle il répondrait : Je viens du bout de la rue, de la maison coloniale. Cela fait longtemps qu’il vient de là où il dort. Et il dort un peu partout, Il dort dans le monde ».
Être, tellement est le roman de la terre brésilienne, frémissante, de la mer, où naissent des romans, de ces espaces où parfois se glissent des regards, celui d’un homme égaré, d’une femme qui a lâché prise, celui d’un brésilien en exil dans son propre pays, du Nordeste, du Sertão – comme deux mots en un. Ser, et tão. Être, tellement – qui pourrait être : Le Tao de l’Être – un roman, saisi dans les vents et les courants, pris dans les doutes, les peurs et les joies, comme dans les filets d’un pêcheur. Un roman d’aventure, un roman géographe, où la terre enflamme le récit, que l’on sait cher à Jean-Luc Marty, lui-même photographe romanesque, peintre du plan séquence, graphiste des sentiments. Être, tellementpasse du silence intérieur à la musique partagée des mots et des sensations, les corps s’accordent par le miracle des phrases hautement musicales de Jean-Luc Marty. Il écrit dans le tempo, et au cœur du tempo, ces transformations, ces appels de la terre, et des corps, qui se libèrent des tensions et des frayeurs.
« Plus que tout, c’est la mélancolie de l’endroit, si particulière, qui l’avait impressionnée. Une histoire de naissance et de perte, de mort peut-être. Une version du paradis enfantin avec toutes sortes de trésors dissimulés un peu partout, en même temps qu’un paysage comme doivent l’être ceux après les guerres, quand la vie respire encore, bien qu’à mille lieux sous terre. Un sentiment indéfinissable qui naissait tout à la fois du sol, de l’air, des odeurs, d’une splendeur détruite… ».
Jean-Luc Marty est un styliste précis et inspiré, qui se glisse entre les ombres et les éclats de lumière, qui porte à son cœur le Brésil et ses romances, qui a l’art de laisser le temps aimanter ses phrases, et les corps de ses personnages. Être, tellement est un roman charnel, qui se met à galoper comme les chevaux des vaqueiros, un roman pour fuir, et se trouver, un roman écrit sous un ciel zébré d’éclairs de sentiments, où la vie s’offre et se dérobe. Être, tellement est simplement inoubliable.
« Louise Fabre avait infiltré le gris. Elle avait mis fin au conditionnel, ce temps qu’il employait comme une précaution, une relégation intemporelle de ce qui le bouleversait. Elle le grandissait de tout. Elle le grandissait de ses absences, de ses failles. Louise parlait souvent de la beauté des failles ».
Philippe Chauché
* Jens August Schade, Editions Gérard Lebovici
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