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Être dans ce qui s’en va, Tarjei Vesaas (par André Sagne)

Ecrit par Luc-André Sagne 19.10.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Pays nordiques

Être dans ce qui s’en va, Tarjei Vesaas, éditions Editinter / Rafael de Surtis, Coll. Pour une rivière de vitrail, 2006, trad. néo-norvégien, Eva Sauvegrain, Pierre Grouix, édition bilingue, 124 pages, 17 €

Être dans ce qui s’en va, Tarjei Vesaas (par André Sagne)

 

On pourrait être tenté de définir la poésie de Tarjei Vesaas par la négative en disant qu’elle n’est ni concrète ni métaphysique, ni réaliste ni métaphorique parce qu’au fond elle est un peu tout cela à la fois. Véritable aboutissement d’une œuvre littéraire conséquente qui rapproche son auteur de ses illustres compatriotes Henrik Ibsen ou Knut Hamsun, elle est, à la différence de ses romans et nouvelles, inédite en français. Poésie d’une rare intensité, traversée d’un fort sentiment de la Nature, de la vie, de l’amour et de la mort mais aussi d’un sens aigu des apparences et de leur jeu. Car, chez Tarjei Vesaas, le poème ne s’arrête pas à ce qu’il décrit ou même suggère, il va plus loin, il ouvre un autre horizon, il se diffracte. Il cherche à creuser sous la surface ou le vernis des images et des mots.

C’est ainsi que l’on pourrait qualifier cette poésie de poésie des profondeurs, tant le thème du souterrain, de ce qui est caché, des racines y est prégnant, tout ce travail invisible des « choses (qui) / se rencontrent en lutte dans les profondeurs ». Sonder « la profondeur du feu » alors que « calme est la surface » et que « l’obscurité vient d’en haut », voilà l’ambition suprême du poète, qui est non pas d’inverser, encore moins de détruire, mais de révéler.

Révélation d’abord de ce qui, bien que visible autour de nous, reste énigmatique. Ainsi, spectateur d’une nature que l’on sent parfois hostile ou indifférente, on peut aussi avoir l’impression de se trouver devant un paysage connu, proche. Pour le poète cela prouve tout simplement qu’il est en nous : « neige et forêt de sapins sont nôtres ». Autrement dit, ce qui nous semble extérieur à nous-mêmes peut être intérieur, l’étranger devenir familier. Ici comme dans l’ensemble du recueil, il faut donc se défaire de toute vision binaire qui opposerait les contraires, le visible à l’invisible, le compréhensible à l’incompréhensible.

C’est pourquoi aussi le regard, chargé de cette ambivalence, ne saurait être fiable, il se trompe. Et il s’enraye, il ne fonctionne pas. Dans plusieurs poèmes, « personne ne regarde », ou bien « cela regarde et ne voit rien ». Invitation à changer de point de vue, d’angle ou de perspective car « rien n’est visible, / tout est en équilibre ». Invitation également à aller « au-delà de ce qui est dit » puisque les mots eux aussi peuvent nous trahir.

Logiquement le poète est alors amené à se poser la question du réel. Que désignons-nous par ce mot, en effet, si ce qui nous entoure peut nous être à la fois extérieur et intérieur, si ce que l’on voit peut se rapprocher ou s’éloigner et que le langage se dérobe ? Tarjei Vesaas répond clairement que pour lui, le réel, ce sont les rêves et le désir, car ce « seront aussi les dernières choses / que nous voyons tenir » alors que le reste, tout le reste, n’est que « réel de passage ». Quand tout change, que « les vérités sont vraies / jusqu’à ce soir », les seuls à nous accompagner jusqu’au bout, à nous habiter ce sont bien eux, les rêves et le désir. Plusieurs poèmes leur sont consacrés et permettent à leur auteur de préciser sa pensée.

Ainsi un long poème en trois parties lance cet appel : « Vis, notre rêve ». Le rêve, ici, est résolument tourné vers l’avenir et ne doit pas être confondu avec le souvenir, sauf à considérer, comme il est dit dans un autre poème, que « nos souvenirs voient loin, loin devant nous ». Le rêve, c’est la vie et l’impératif du titre prend tout son sens : « Sois neuf, / tu portes notre nom / et nos traits. / Tu portes nos vies / à jamais ». Il peut même être « rêve de mon rêve » et se trouve au cœur de nos questionnements les plus intimes, de ceux qui nous font demander : « A qui parlons-nous / quand nous nous taisons ? ».

Quant au désir, en tant qu’expression de l’amour, il est porté à son plus haut point : « Toi et moi en total silence ». Six poèmes au moins lui sont dédiés, vibrants de la tension qui lui est propre. Tension de l’attente entre les amants, tension jusqu’à la fusion ou parfois la rupture : « Ton œil à toi indécis / au cœur du mien : / adieu ». A l’image traditionnelle de la main qui se donne (« Veux-tu me donner ta main au clair de lune ») Tarjei Vesaas ajoute lucidement celle de la main secourable pour celui qui s’affaiblit : « Prends ma main et conduis-moi / avant ma chute ».

Si finalement le monde n’existe que par nous, s’il est une projection de nous-mêmes, si le réel ne désigne essentiellement que les rêves et le désir alors il n’y a plus d’échappatoire. Nous avons notre destin en main, pour le meilleur et pour le pire. C’est ce que le poète, dans le beau poème Inscriptions, appelle « le signe de la responsabilité commune ». Ce signe, il le situe à l’ère atomique et il évoque naturellement Hiroshima dans Pluie à Hiroshima, dont l’un des vers « Être dans ce qui s’en va » sert de titre au recueil. Non pas pour prendre une posture d’accusateur ou de juge mais plus profondément pour constater, se hissant à l’échelle de l’humanité, que « nous avons tous fait croître un petit noyau de mort », que « nous nous enterrons de plus en plus ».

Cependant, s’il est vrai que « les ombres avancent lentes sur la plaine » en gagnant peu à peu du terrain, que « notre esprit est un royaume / d’ombres de silences », Tarjei Vesaas ne se laisse pas gagner par le désespoir. Il nous exhorte à ne pas être « angoissé parce que / les frontières ont disparu / et que tu es l’espace. / Ainsi fais-tu partie du tout, le portes-tu », et à plutôt embrasser les potentialités de la vie. Apparemment « tout est usé jusqu’à la corde » et pourtant tu te trouves « enfui / caché, déguisé / sur la pente de ta jeunesse, / ruisselant de force comme jadis ». Tout n’est pas perdu : « Celui qui tient bon trouvera toujours ».

Sans oublier l’été, intensément vécu par le poète comme dans tous les pays du Nord. Tout entier tourné « vers ce jour de juin. / Être brûlé par la roue de feu. / Ôter sa peau d’hiver. / S’ouvrir à de longs voyages ». Vers ce « matin sur le lac de Vinje ». Avec, en veilleurs, l’arbre et le serpent.

Ainsi Tarjei Vesaas tient ensemble les forces de vie et les forces de mort, il les réunit sans écarter la possibilité d’une transcendance, souvent présente, pensant par exemple à son père et à sa mère, redoutant de rencontrer Edith Södergran et « son souffle brûlant » et dans un même élan fusionnel nous livre cette ultime révélation : « Tout est lavé, ou sur le point de l’être. / Tout est pur et maintenant. / Bientôt fini ».

 

Luc-André Sagne

 

Tarjei Vesaas (1897-1970) fait partie des grands auteurs norvégiens du 20ème siècle. Ses romans les plus connus, Les Oiseaux, et Le Château de glace, ont été adaptés au théâtre, et un certain nombre d’entre eux a été traduit en français.

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Rédacteur, poète, critique littéraire.