Étrange, suivi de Onze kaddishim pour Rose, Pierre Maubé (par Philippe Leuckx)
Étrange, suivi de Onze kaddishim pour Rose, Pierre Maubé, éditions Lieux-Dits, Coll. Les Cahiers du Loup bleu, juillet 2020, 32 pages, 7 €
Dans un double mouvement, ce livre se déploie entre vie et mort, entre mal qui ronge le corps et souffrance terrible imposée brutalement à l’autre. Rose a été tuée, à 97 ans, par un terroriste dans la synagogue de Pittsburgh avec dix autres personnes, pour le seul « motif » d’être née juive : l’horreur radicale, qui remémore tous ces actes nazis et autres !
Étrange, premier volet d’une douzaine de poèmes, incise l’appréhension de la vie, de la douleur, du corps souffrant, dans le double sens du terme : prendre en compte et craindre. Le poème soulage-t-il de la dire cette douleur ressentie au plus nu ? En septains jouant de l’anaphore « étrange vie », le poète dissèque sa « douleur », « mienne » jusqu’au plus dur et incisif du mot : avec l’effort qu’il faut pour baliser la souffrance pour mieux la maîtriser, avec le « ricanement » perçu au plus profond, avec ce lot de déplaisantes manifestations du corps souffrant (vomissement, plainte, « vie maladive », ah ! cette « sœur d’abîme », sublime image d’un soi blessé au cœur de ce corps). Dans une description sans complaisance, le poète se met à la place de tout souffrant, quel qu’il soit, dont il éprouve jusqu’à l’os le malaise de vivre et la lueur qui, quoi qu’on ressente, subsiste, en dépit de tout.
« Kaddish » pour Rose trouve sa voie dans le quatrain qui, dix fois répété, assume la vie enlevée, brusquement, pour une idéologie douteuse, mais la vie, et le poète la chante, est plus forte que le cancer des cerveaux décervelés : « Rose, tu es le cri toujours vivant, celui du nouveau-né sorti du ventre chaud pour affronter la froidure du monde et y tracer son chemin chaud de vie ».
« Dire non au mal », quel qu’il soit, involontaire ou gratuit ou forcément barbare, est le thème lancinant de ce beau livre, bref, d’une intensité profonde, d’une acuité terrible, qui réactive toute notre condition, toujours balancée entre souffrance, espoir, délivrance, et comment oublier ce « cri » de vie de Rose ?
Philippe Leuckx
Pierre Maubé, né en 1962, est un poète français, auteur de Sel du temps ; Le dernier loup ; La peau de l’ours. Membre des rédactions de « Arpa », « Place de la Sorbonne ».
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