Et ton absence se fera chair, Siham Bouhlal
Et ton absence se fera chair, Yovana Editions, août 2015, 220 pages, 17,95 €
Ecrivain(s): Siham BouhlalJ’ai sombré dans ce vestibule étroit, ténébreux. Silhouette fine, élancée, au dos droit, lourd, je ne laissais plus que la mélodie aigüe de mes talons, résonance nette et uniforme. J’étais aux prises avec ce couloir d’une longueur infinie, obstinée.
Avec ce premier titre les éditions Yovana − qui se lance dans un ambitieux projet éditorial mené loin, bien loin de la capitale, depuis Bagnols-sur-Cèze, en pays gardois – nous offre un récit étonnant, à la fois témoignage, déclaration d’amour autant que politique et long poème.
Siham Bouhlal, qui a déjà publié quelques essais et recueils de poésie, fut la dernière compagne du militant des droits de l’homme marocain Driss Benzekri, disparu en 2007 des suites d’un cancer. Elle sublime dans ce récit la disparition de l’aimé, célébrant leur amour fou, un amour corps et âme qui refuse toute concession au quotidien ou à l’histoire, les transportant l’un et l’autre bien au-delà d’eux-mêmes. Spécialiste de la poésie arabe médiévale, Siham Bouhlal sait trouver et dire, chanter, le lyrisme de cet attachement qui sait combattre toutes les forces de morts qui œuvrent souterrainement, qu’ils s’agisse de maladie ou de politique. Un lyrisme qui sait mettre des mots et des images sur toutes les réalités de la vie (et donc de la mort), sans fausse pudeur. Ou plutôt en dépassant toute idée même de pudeur, vraie ou fausse.
Il y a des moments parfois où, lecteur, l’on se sent presque gêné d’être en situation de découvrir une intimité que les mots, pensions-nous, ne sauraient jamais dire, ne pouvaient dire. Intimité d’un amour, bien-sûr, mais aussi intimité d’une autre passion, celle de l’autre et de la politique, des droits humains. Le droit d’aimer n’est-il pas aussi fondamental que les autres droits de l’homme ? Voire plus encore, car à l’origine ou au fondement de ces autres droits ?
S’il est profondément lyrique, ce récit-poème est aussi radicalement politique. L’amour que les deux protagonistes éprouvent l’un envers l’autre, qu’ils investissent et jouent, indifférents au qu’en dira-t-on, celui qu’ils revendiquent et défendent comme arme contre les dérives honteusement idéologiques ou marchandes de notre monde, est lui aussi un projet politique. Peut-être le seul qui vaille. Siham Bouhlal et Driss Benzekri marchent là dans les pas d’un Paul Eluard pour qui la vie, l’amour, la poésie, la politique et le combat ne faisaient aussi qu’un. De la prison à une certaine opulence, de l’ombre à la lumière, leur destin sort de l’ordinaire et l’on peut peut-être considérer que leurs figures ne sont pas vraiment représentatives de la société marocaine d’aujourd’hui. Sans doute. Pas représentatives mais cependant exemplaires.
Tout n’est pas magie et rêve pour autant, loin s’en faut. Des prisons du roi à celles de l’univers politico-médiatique de la reconnaissance internationale, il se pourrait bien qu’il y ait plus de continuité qu’on ne le souhaiterait ou qu’on ne l’imaginerait. Il est un adage qui voudrait que l’amour soit aveugle, quel contre-sens ! Ici, il est évident qu’il ouvre les yeux, en grand, qu’il libère les regards et les rends bien plus clairs, plus clairvoyants. Le poète-voyant que nommait Rimbaud n’est pas que celui qui monte au sommet de sa haute tour, ce sont aussi l’amoureuse et l’amoureux qui prennent le monde à bras le corps.
Par dessus tout-cela, donnant corps et forme à toutes ces forces de vie, il y a la langue, les mots. Les mots qui continuent à faire vivre ce qui pourrait ne plus être, qui prolonge et renforce la présence de l’absent. Car l’autre intimité à laquelle le récit de Siham Bouhlal nous introduit, c’est celle de la maladie et de la mort que nous serons tous amenés à tutoyer un jour, qu’elles s’adressent à nous ou à nos proches. Les mots (ceux de la poésie et de la littérature, mais aussi ceux plus simples de la vie qui continue) prennent alors tout leur sens, les plus simples comme les autres. Les mots qui font que les souvenirs sont plus que des souvenirs.
La fraîcheur de l’aube, fil blanc, fil noir, se répand sur ta tombe. J’entends des voix qui se rapprochent. Je suis allongée à tes côtés. Je n’arrive pas à ouvrir les yeux. J’y parviens progressivement. Je te vois, puis je vois Cathy et Anna, penchée sur moi, le regard inquiet et humide.
Je te vois encore, mes paupières redeviennent si lourdes, et je te vois, et je te vois.
Marc Ossorguine
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