Et si Proust était un écrivain algérien ?, par Amin Zaoui
Nous parcourons l’Algérie du nord au sud, de l’est à l’ouest, nous frappons aux portes de ses villes, les petites, les moyennes et les grandes, les côtières, celles de l’intérieur ou celles du désert, nul ne donne l’impression qu’effectivement ces cités ont connu dans leurs murs, un jour, un écrivain, un peintre, un musicien !
Les villes sont grandes par leur capital de symboles, et les écrivains sont un capital inépuisable. Nous visitons quelques-unes de ces villes, mais nul ne prouve qu’un Mohamed Dib est né à Tlemcen, que Tahar Ouettar est à Sedrata, que Abdelhamid Benhedouga est l’enfant d’El-Mansoura, que Kateb Yacine est né à Constantine, que Rachid Boudjedra est de Aïn Beïda, rien ne prouve que Moufdi Zakaria soit le créateur de l’hymne national, l’enfant de Taghardait ! Nos villes donnent le dos à leurs écrivains et à leurs artistes ! Tout ce qui relève de ces écrivains est effacé. Même leurs tombes sont perdues parmi celles des inconnus. Une ville sans mémoire n’est qu’un couloir exposé à un courant d’air !
Ce sentiment d’amertume m’a envahi en arrivant, cet été, dans un petit village français appelé Illiers, situé dans le département d’Eure-et-Loir, lieu qui a inspiré Marcel Proust (1871-1922) pour écrire son chef-d’œuvre À la recherche du temps perdu, couronné en 1919 par le prix Goncourt. L’un des meilleurs textes romanesques universels du vingtième siècle. Dans ce village perdu, l’enfant Marcel Proust venait pour passer ses vacances chez sa tante Léonie inspirée de sa véritable tante Elisabeth Amiot (entre 1877 et 1880). Dans À la recherche du temps perdu, on reconnaît facilement les détails du village, les paysages, les villageois, la tante, l’oncle, le jardin, la fameuse madeleine trempée dans son infusion de thé, la maison familiale… Dans À la recherche du temps perdu, Proust a installé le décor de son roman dans un village qu’il a appelé Combray inspiré avec beaucoup de fidélité du village Illiers. En 1971 et à l’occasion du centenaire de la naissance de Marcel Proust, les responsables du village Illiers ont procédé à un jumelage entre le nom réel du village et le nom romanesque, ainsi le nom du village est devenu officiellement « Illiers-Combray » ! Fusion magique entre le réel et l’imaginaire ! Le personnage de tante Léonie dans le roman n’est que la tante Elisabeth Amiot dans la réalité. Ainsi, la maison de cette dernière qui a été inaugurée « Maison Léonie » fait partie du musée Proust, tout en sauvegardant les anciens meubles, les services à café et à thé, le lit de l’enfant Marcel Proust, l’ancien papier peint… Aujourd’hui, des milliers de visiteurs, les fans de Proust, les chercheurs proustiens, les littéraires, les cinéastes, les poètes, le monde de l’intelligentsia créatrice, se bousculent pour visiter le lieu, pour un pèlerinage littéraire !
En arrivant dans ce petit village oublié, et qui par la mémoire de son écrivain, par la magie de À la recherche du temps perdu, est devenu une destination touristique élitique, je me suis demandé : et si Proust était un écrivain algérien ? L’Algérie est le pays du père du roman universel, Apulée, de Madaure (125-170), maître de L’âne d’or, considéré comme premier roman de l’histoire de la littérature universelle. Apulée est né à Souk Ahras, à l’Est algérien, et dans cette même ville la première université africaine a été construite sous le règne de Syphax. Aujourd’hui, il est impossible de retrouver la moindre trace célébrant la mémoire de cette immense personnalité littéraire dans sa ville natale. Et qu’avions-nous fait de cette fameuse historique grotte appelée « Grotte de Cervantès » située à El-Hamma, dans le quartier de Belouizdad à Alger ? Un lieu fort symbolique ; c’est dans cette grotte que Cervantès a trouvé refuge après son évasion de prison. Et c’est ici où il a entamé l’écriture de son roman Don Quichotte, un texte marqué par l’air algérois ! Aujourd’hui, ce lieu lié à Cervantès, comblé d’histoire littéraire universelle, est complètement abandonné, oublié, violé ! Et qu’avions-nous fait de Taghaste Souk-Ahras Taghast, la ville qui a enfanté Saint-Augustin (354-430), philosophe, religieux et écrivain maître de deux grands textes Les confessions et La Cité de Dieu, celui qui a bouleversé la culture européenne et universelle ?
La culture sauvage bédouine a assassiné l’histoire de nos cités, elle a violé la mémoire, elle a démoli nos symboles littéraires et philosophiques universels.
Amin Zaoui
In "Souffles" - Liberté (Alger)
- Vu: 2529