Et si on arrêtait de faire semblant ?, Jonathan Franzen (Par Sylvie Ferrando)
Et si on arrêtait de faire semblant ?, Jonathan Franzen, L’Olivier, septembre 2020, trad. anglais (USA) Olivier Deparis, 352 pages, 22,50 €
Voici une collection de dix-huit articles publiés au fil des ans, dans diverses revues ou ouvrages, de 2011 à 2019, mais écrits entre 2004 et 2019 par l’essayiste Jonathan Franzen, et traduisant son engagement soit littéraire, soit politique.
Le goût de Franzen pour les oiseaux court de texte en texte, au gré de ses nombreux voyages – que de merveilleux noms cités, tels le Rossignol progné, les Cochevis huppés, la Bondrée apivore, le Pic à raies noires, les Pluvians d’Egypte, les Guêpiers carmin, un Engoulevent à balanciers mâle, le Pygargue à tête blanche, le Loriot d’Europe, et tant d’autres, car Franzen est un ornithologue « listeur », celui qui aime à établir des listes des espèces rencontrées. C’est sa façon propre de s’engager en faveur de la biodiversité et de la protection des espèces en voie de disparition. Toutefois, comme tout bon écrivain qui pense contre la doxa et l’opinion commune, Franzen déploie une pensée à étages, une analyse de sa propre critique : « je me demande parfois si, au fond, mon souci de la biodiversité et du bien-être animal ne serait pas une forme de régression vers ma chambre d’enfant et sa communauté de peluches : un fantasme de câlins et d’harmonie interespèces ».
L’irruption du tout-technologique dans la vie quotidienne est également pointée du doigt, et plus particulièrement les maléfices du téléphone mobile – du Nokia au Blackberry des années 2000-2010 – avec l’immixtion incongrue du privé dans l’espace collectif : « Je n’ai aucune envie […] de voir mon imagination happée par le monde gluant de la vie domestique d’un de mes voisins ».
Mais Franzen est un écrivain féru de littérature avant d’être engagé dans l’action politique, et ses meilleurs textes sont ceux où il exprime son point de vue sur tel ou tel aspect de la littérature ou sur tel ou tel écrivain. Une escapade dans une île du Chili semblable à celle où a échoué Alexander Selkirk, le modèle du Robinson Crusoe de Daniel Defoe, est l’occasion d’évoquer des références culturelles érudites et subtiles, se mêlant à l’aventure personnelle et solitaire de l’écrivain confronté au suicide d’un ami et auteur chers. Cette expérience lui inspire quelques réflexions sur l’amour : « Comme il est facile et naturel d’aimer quand on va bien ! Et comme c’est difficile […] dans le cas contraire ! ».
Quand, à partir d’un éloge de l’écrivaine canadienne Alice Munro, il se fait le chantre de la nouvelle (ou novella, longue nouvelle), genre prisé par les Anglo-Saxons davantage que par les Français, il déclare que les nouvelles « ne laissent à l’écrivain aucune cachette », grâce à la précision et à la brièveté de la narration ; que l’action des nouvelles est souvent contemporaine de celle du lecteur d’aujourd’hui, ce qui les préserve des tentations historicisantes ; que les nouvelles sont admirables parce qu’elles permettent à l’écrivain de creuser encore et encore ses obsessions dans un format court, sans risquer d’ennuyer le lecteur. L’axiome fondamental de la littérature est énoncé par Alice Munro : « Tout est si complexe, il y a tant d’éléments imbriqués – on n’en a jamais fini ». En effet, la nouvelle de Munro exalte les moments d’épiphanie ou de suspense. La dramatisation de l’intrigue y prévaut, si bien que ces nouvelles, celles du recueil Fugitives, mais d’autres aussi comme Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, ressemblent à des « tragédies classiques en prose ». Ces textes déconcertent Franzen, car la thématique qu’il pensait principale se révèle secondaire, au profit d’une deuxième thématique qui émerge plus tardivement, au fil du récit. Munro excelle dans les nouvelles « poupées russes », ou à tiroirs successifs, si bien que sa narration est très difficile à résumer, à commenter. La lecture des textes de Munro apporte à Franzen une réflexion sereine, un effet de miroir. La haine qui les traverse est divertissante (comme dans la vie). Si la littérature ne peut sauver le monde, elle peut en revanche sauver notre âme, grâce à l’empathie, ou à la catharsis qu’elles engendrent.
C’est à partir d’une réflexion sur l’essai que Franzen aborde la question du changement climatique qui donne son titre au livre : l’essai, genre littéraire qui est quelque chose d’essayé, de risqué, de non définitif, développé par Montaigne, puis par Emerson, Woolf et Baldwin. La leçon d’écriture sur l’essai, délivrée au début de sa carrière de journaliste à Jonathan Franzen par Henry Finder, rédacteur en chef du New Yorker, est courte : « Tout essai, même d’opinion, raconte une histoire », leçon à laquelle s’adjoignent deux préceptes, deux techniques pour organiser les matériaux de l’essai : « Ce qui se ressemble s’assemble » et « A ceci succède cela », qui sonnent comme des inférences logiques ou des syllogismes. La question posée par Franzen dans ce dernier article s’énonce ainsi : Comment trouver du sens à nos actes quand la fin du monde semble imminente ? En effet, il y a un enjeu kafkaïen dans la réduction des émissions mondiales de carbone, un enjeu qui nous dépasse. A mesure que l’espoir de parvenir à réduire ces émissions dans un délai suffisant s’amoindrit, le pessimisme prend le dessus : il existe une parenté spirituelle entre l’écologie et le puritanisme protestant dont est issu Franzen, « deux systèmes de croyances hantés par le sentiment qu’il suffit d’être humain pour être coupable ». Toutefois, si la guerre contre le changement climatique a échoué, il nous faut garder espoir. Des actions peuvent être mises en place, petit à petit, des demi-mesures qui sont mieux que rien. Franzen plaide pour un relativisme de l’espoir.
Sylvie Ferrando
Né en 1959, Jonathan Franzen, romancier et essayiste américain, est l’auteur de : Les Corrections ; Pourquoi s’en faire ? (essai) ; La Vingt-septième ville ; La Zone d’inconfort (mémoires) ; Freedom ; Phénomènes naturels (roman de jeunesse) ; Purity. Tous ses livres sont publiés aux Editions de l’Olivier. Et si on arrêtait de faire semblant ? est un recueil de textes de réflexion écrits entre 2001 et 2019.
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