Et si les Juifs maghrébins n’avaient pas quitté le Maghreb ? par Amin Zaoui
La réalité est blessante et l’Histoire nous enseigne et nous renseigne. Il faut regarder autour, il faut fixer le dedans, lire le passé et prophétiser le futur. Et si les Juifs algériens n’avaient pas quitté le pays ? Depuis longtemps, cette réflexion me hante, m’habite. Je l’ai montée à maintes prises. Démontée. Remontée. Et je suis certain que cette question dérangera pas mal de monde de chez nous. L’Histoire sociale du Maghreb nous apprend une conclusion qui est la suivante : le développement de notre société maghrébine ne peut se concrétiser qu’avec la présence de deux facteurs primordiaux : la communauté juive et la laïcité.
Toute société, n’importe laquelle, qui n’a pas dans sa composante socioculturelle une communauté juive active et libre peine à accéder à un développement solide sur les plans économique, social, culturel, artisanal, scientifique, commercial, politique, médiatique… L’Histoire nous enseigne. Il faut avouer que la communauté juive, à travers l’histoire de l’humanité, par sa rigueur, par son savoir-faire, par le sens d’entraide, par la persévérance, apporte à sa société, à sa patrie une vitalité exceptionnelle. Apporte à la société, peu importe la majorité qui domine, un souffle de renouvellement, de stabilité, de défi et d’optimisme historique.
---------------------Photo prise au cours d'un mariage juif. Famille Makhlouf Levy de Tlemcen 1909
Les juifs maghrébins, par leur appartenance à la population autochtone, par leur enracinement dans la terre de Tamazgha représentent une partie intégrante de l’Histoire humaine de la région. Ils n’appartenaient pas à l’imaginaire européen. Leur train de vie, sur les plans artistico-culturel, art culinaire et art vestimentaire, se croisait avec le quotidien des autres autochtones, les Berbères et les Arabes musulmans. Leur existence faisait la diversité dans l’unité, dans le camp des autochtones. Séparer pour mieux régner c’était la politique de la colonisation : séparer les Kabyles des Arabes, séparer les juifs des musulmans. Au Maghreb, l’histoire tragique et violente qu’ont vécue les juifs maghrébins, et qui a poussé ces citoyens à quitter leur pays, leur quartier, abandonner leurs rêves, laisser leurs chansons et leur voisin, s’est produite durant les guerres d’indépendance, pendant les indépendances nationales, puis avec les événements qui ont accompagné et qui ont suivi la guerre de juin 67 entre les pays arabes et Israël. Sans doute, les nouvelles générations élevées dans le « un », coupées du monde, bercées dans la haine, loin de la diversité, ces générations n’arriveront jamais à saisir cette réalité historique de l’Histoire commune des autochtones du Maghreb. Certes, il y avait des Juifs qui ont pris le camp de la colonisation, mais il y a aussi beaucoup de musulmans qui ont pris le camp de cette même colonisation. Certes, aussi parmi les juifs, il y avait des martyrs pour la révolution algérienne, pour l’indépendance de l’Algérie. Fernand Iveton condamné à mort, guillotiné le 11 février 1957, en est un exemple vivant dans la mémoire de notre Histoire de libération. Par l’exode massif des Juifs maghrébins, les pays d’Afrique du Nord ont perdu une grande partie de leur patrimoine, une partie de leur mémoire, ont perdu une importante expérience en le savoir-faire accumulée au cours des siècles. Le départ de ces citoyens juifs maghrébins a créé un énorme vide dans tous les domaines. Des villes, à l’image de Tlemcen, Oran, Blida, Alger, Constantine, Fès, Casablanca, Rabat, Assela, Tunis, Gerba… pour ne citer que celles-ci, se sont retrouvées amputées d’une synergie créative irremplaçable. Amputées d’un membre des leurs. Les quartiers qui, jadis, étaient emplis de vie, portés par une volonté humaine inégalée, et par le travail, et par l’art des métiers, et par la concurrence loyale, se sont métamorphosés en quartiers tristes, fanés, où la vie tourne au ralenti et sans goût. La musique qui jadis rassemblait les uns et les autres, la religion de tout le monde, Reinette l’Oranaise, Maurice El Medioni, Cheikh Raymond, Mostapha Skandarani, Larbi Bensari, Fergani, Fadila… les associations de la musique andalouse… ce monde de beauté, de fête et de rêve est en voie d’extinction. Une nuit pesante est tombée sur les villes et sur les âmes !
Amin Zaoui
In "Souffles" (Liberté, Alger)
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