Et nous danserons encore, Sébastien Spitzer (par Gilles Banderier)
Et nous danserons encore, Sébastien Spitzer, Albin-Michel, septembre 2024, 250 pages, 19,90 €
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Il existe une « littérature des camps » suffisamment abondante et de qualité pour remplir un volume de la Pléiade, et on aurait pu en confectionner plusieurs. Il existe une littérature du 11-Septembre (rarement une date se sera gravée aussi vite dans la mémoire collective), avec des ouvrages tels que 11 Septembre, Une histoire orale (Garrett M. Graff), et Le Jour où les anges ont pleuré (Mitchell Zuckoff), malgré la difficulté à se représenter un événement pareil. Il y aura, on peut en être sûr, une littérature du 7 octobre 2023 (même si la télévision a pris une longueur d’avance), faite de témoignages et de fictions. Et nous danserons encore appartient à la première catégorie. Sébastien Spitzer s’est rendu en Israël pour rencontrer des survivants du massacre, des familles d’otages et, dans de trop rares cas, des otages ayant été libérés par le Hamas après son pogrom (« un mot que la langue russe a offert au reste du monde. Un don, si l’on veut, à l’encyclopédie universelle de l’infamie », ainsi que l’écrit si bien Camille de Toledano) perpétré avec la plus froide détermination. De retour en France, Spitzer assista aux lendemains du massacre, avec la récupération cynique de La France Insoumise, la vésanie des étudiants de Sciences-Po, l’émergence de Rima Hassan, tout un monde peu nombreux, mais très présent dans les médias et embarqué dans une sarabande écœurante.
Comme le notait avec une implacable justesse Aurélien Marq : « Le 7-Octobre, la “cause palestinienne” a brûlé ses vaisseaux. L’horreur, la jouissance dans l’horreur, et la jubilation de proclamer cette horreur et cette jouissance à la face du monde. Le Hamas n’a pas seulement tué, torturé et violé, il a tué, torturé et violé ses victimes sous les yeux de leurs proches, et il a joui des souffrances psychologiques et de la déshumanisation qu’il infligeait, autant que des souffrances physiques et de la destruction. Et il en a été fier. Et il en a été applaudi. Les hideux cris de joie accompagnant l’exhibition du corps dénudé et désarticulé de Shani Louk à l’arrière d’un pick-up, sont la négation absolue de toute aspiration à la civilisation. Le 7-Octobre a été une apologie assumée de la barbarie et du mal ».
Le livre de Sébastien Spitzer a la saveur brute de l’événement raconté, y compris dans sa dimension ironique et tragique : de nombreuses victimes abattues ou capturées lors du festival Nova (dont l’armée n’avait autorisé la tenue qu’avec beaucoup de réticences) ou dans les kibboutz installés près de la frontière avec Gaza, étaient des pacifistes acharnés, convaincus qu’il fallait tendre la main aux Palestiniens. Les habitants du kibboutz de Kfar Aza préparaient ainsi quelques heures avant d’être massacrés un lâcher de cerfs-volants à destination de leurs « frères palestiniens ». Le moins que l’on puisse dire est que leur irénisme fut cruellement récompensé. Comme le notait avec une précision lapidaire et désespérante un philosophe français, Julien Freund (1921-1993), qu’on retrouvera plus loin : « c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes ».
Il n’est pas difficile de deviner que Sébastien Spitzer se situe à peu près sur la même longueur d’ondes que ces pacifistes. En forçant à peine le trait, on dira que l’auteur n’est pas loin de penser que le massacre du 7 octobre eut lieu parce que les gouvernements israéliens successifs n’en ont pas fait assez pour les Palestiniens. Peu importe qu’Israël se fût retiré de Gaza en 2005, expulsant manu militari ses propres citoyens, et que les Palestiniens se révélassent incapables de transformer ce territoire (360 km2, ce qui est légèrement plus petit qu’Ajman, un des Émirats Arabes Unis. À titre de comparaison, la ville de Dubaï fait 35 km2) en quelque chose qui eût ressemblé à un Liechtenstein ou à un Monaco du Proche-Orient, un pays prospère, quoique de dimensions réduites. Au lieu de cela, le Hamas en fit sa base, construisant à grands frais des kilomètres de tunnels et en en faisant un État dont toutes les ressources (avec une part importante d’aides internationales) étaient tournées vers le terrorisme et la destruction d’Israël.
M. Spitzer assaisonne son propos de considérations politiques. Il n’aime pas M. Netanyahou, ce qui est son droit le plus strict et ne changera rien à rien : même les gouvernements israéliens les mieux disposés à l’égard des Palestiniens ne sont point parvenus à régler le problème. Peut-être celui-ci est-il insoluble.
On doit à Julien Freund, déjà cité, les propos les plus lumineux sur la cause palestinienne. Quoi que l’on dise, les Palestiniens, écrivait-il dans un article paru en 1981, n’ont en réalité jamais voulu disposer d’un État et cela explique l’échec invariable de tous les pourparlers de paix successifs. Si un État palestinien devait voir le jour, il ne serait qu’un pays arabo-musulman de plus, isolé au milieu d’autres nations arabo-musulmanes autrement riches et puissantes ; alors que le statu quo (les Palestiniens sont le seul peuple où l’on puisse être réfugié de père en fils) leur garantit la solidarité du monde arabe, qui rechigne par ailleurs à les accueillir. Et Julien Freund de conclure : « C’est dire que, au même titre que la guerre, la paix dépendra, comme par le passé, de la détermination des Israéliens. Il y a donc un danger qui réside dans Israël même, car il faut savoir combien de temps un pays est capable de maintenir sans faiblesse, au long des générations successives, la volonté de résister aux constantes pressions et menaces de l’extérieur. Il n’y a de paix que pour ceux qui la veulent ardemment, quitte à se battre ».
Gilles Banderier
Romancier, ancien envoyé spécial au Proche et au Moyen-Orient, Sébastien Spitzer est un écrivain français.
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