Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Souvenirs, Paul Veyne
Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Souvenirs, septembre 2014, 260 p. 19,50 €
Ecrivain(s): Paul Veyne Edition: Albin Michel
L’historien Paul Veyne adopte dans son dernier livre le ton des Souvenirs. Moins formel qu’une autobiographie, moins solennel que des mémoires, le récit sous forme chronologique – histoire oblige – ne l’empêche pas de chahuter les temps, anticipant de ci pour se remémorer de là. Les notions de passé, de présent et d’avenir rendent trop mal compte de la réalité intime pour qu’elles fassent loi ; « seul le plaisir du lecteur peut vraiment combler un auteur ».
Le temps de Paul Veyne est d’abord ce fil déroulé depuis la découverte de sa « vocation ludique » avec la lecture de l’Odyssée jusqu’à sa traduction de L’Énéide quatre-vingts ans plus tard. L’enthousiasme est intact. Les années ont simplement donné un sens nouveau à l’effort de bâtir une œuvre, « Parce qu’on n’éprouve plus, tant qu’on travaille, le sentiment, toujours tapi à l’arrière plan de la conscience, qu’on mourra tôt ou tard ; et dans mon cas, qu’on mourra bientôt ».
Mais ces libertés ne vont pas à l’encontre du devoir de l’historien Veyne ; elles en sont l’essence. La rigueur n’est pas le rigorisme ni l’exactitude la vérité absolue, cette arlésienne des historiens positivistes desquels Paul Veyne s’est démarqué en s’inscrivant dans la lignée de l’École des Annales. Sur le modèle du médiéviste Jacques Le Goff, de cinq ans son aîné, le normalien estime que la connaissance du passé ne peut se réduire à une chronologie événementielle mais doit être une réflexion sur l’économie, la société, les mentalités. Il a cependant hésité avec la philosophie. C’est pourquoi sans doute son amitié avec Foucault a donné naissance à deux ouvrages majeurs et sa passion pour l’Antiquité en a fait un commentateur génial de Sénèque, partie de son œuvre dont il ne parle pas ici. Peut-être est-ce que la force dont il fait montre dans l’adversité et son peu d’attachement à l’opinion publique témoignent suffisamment de son stoïcisme.
Car Veyne n’est pas cachotier. Adolescent hostile à la Résistance par fidélité à l’opportunisme paternel, professeur ingrat envers Aron auquel il doit pourtant son entrée au Collège de France, électeur de Sarkozy en 2012. Quand il pourrait se faire une virginité politique dans une sphère intellectuelle où il fut nécessaire d’être communiste et reste de bon ton d’être de gauche, il raconte ses années de Parti comme une blague qu’il fit à son caractère rétif à tout embrigadement.
Si Veyne était d’un parti, ce serait de celui de l’intelligence d’esprit consciente de ce qu’elle doit au cœur. Le livre qui le consacra historien, Comment on écrit l’histoire ? Avatar de sa thèse tardive. Ses écrits sur le monde romain, sur Constantin et la naissance du Christianisme ? Le fruit d’une passion, comme ses amitiés : le militaire puis conservateur aux Antiquités du Louvre et historien George Ville, le peintre étasunien Paul Jenkins, le poète René Char. On croise aussi Michel Piccoli, l’acteur avec lequel, durant quatre ans, il s’est produit au théâtre, « sort inusuel pour un professeur au Collège de France ».Inusuel aussi son acharnement à conquérir, alors qu’il n’est plus tout jeune, les sommets alpins qui valaient bien un chapitre, pas un de plus pas un de moins que pour raconter l’Italie et ses trésors artistiques.
Le cœur prend aussi chez lui la forme d’un mysticisme qui n’a rien de chrétien mais reconnaît une activité de l’esprit ne se limitant pas à la logique et pouvant mener à l’extase. Là réside la clé du titre du livre. Puis ce sont les femmes qui ont partagé sa vie, son beau-fils et son fils tous deux morts tragiquement. Sans compter ses amis homosexuels « qui ont toujours eu confiance en moi, historien dépourvu de préjugés datés ».
Veyne se dévoile humain, jamais trop humain si le propre de l’homme est de se fourvoyer parfois mais de s’efforcer de retrouver la voie juste afin d’apprendre de façon désintéressée – la contemplation des Anciens –, de se perfectionner et d’être en perpétuelle construction de soi. Il expose son parcours social au cours duquel il a grimpé les échelons de la promotion républicaine par l’instruction mais il n’est pas un « parvenu » justement car il refuse d’oublier son passé.
L’homme reste ce qu’il a rêvé d’être enfant et en quoi il a excellé : un passeur de savoir, un intermédiaire entre deux générations d’historiens (les positivistes et les représentants de la Nouvelle Histoire), entre des disciplines cloisonnées (par exemple l’histoire et la philosophie, la littérature et l’histoire de l’art) mais aussi entre trois générations d’hommes. En se souvenant devant nous, Veyne continue d’enseigner, que ce soit en une page d’une saisissante limpidité sur l’histoire du mot amour ou en une phrase née d’une impression d’enfance face à la xénophobie des adultes : « les lieux communs auxquels une société se complaît amèrement sont creux ».
Marie-Pierre Fiorentino
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