Esprits noirs et blancs, Ralph Adams Cram (par François Baillon)
Esprits noirs et blancs, Ralph Adams Cram, éditions Le Visage Vert, août 2021, trad. USA Anne-Sylvie Homassel, Blandine Longre, 162 pages, 14 €
Ralph Adams Cram fut un architecte de renom aux Etats-Unis, qui dès sa jeunesse éprouva un goût prononcé pour l’ancien, plus spécifiquement le gothique, ce qu’affermirent en lui deux voyages effectués en Europe avant ses trente ans. Préalablement à son engagement définitif dans le métier d’architecte, il côtoyait les milieux artistiques de Boston et produisit quelques œuvres littéraires, dont cet unique recueil de nouvelles, Black Spirits and White (1895), ouvrage qu’il sembla renier vers la fin de sa vie.
Si l’on a un penchant pour les histoires de fantômes, il est honnête de dire que notre esprit ne peut se trouver révolutionné par ces récits. Ceci n’enlève en rien le plaisir qu’on en tire, ni la qualité littéraire du livre : l’auteur ménage remarquablement les atmosphères de mystère et d’horreur, qui ne manquent pas de laisser durablement leurs empreintes dans notre imagination. Comment s’empêcher, par ailleurs, de ne pas soulever quelques références littéraires dans ces nouvelles ?
Le narrateur, qui est en vérité un personnage récurrent, est souvent accompagné de son ami Rendel (l’ouvrage est dédié à T. H. Randall, ami de Ralph Adams Cram, rencontré pour la première fois en Europe) : le duo, mi-amusé mi-inquiet, est toujours partant pour dénouer des énigmes aux limites de l’incompréhensible, telles les ombres d’un Docteur Watson et de son inséparable Sherlock Holmes. Et comment ne pas penser, face au N°252, rue Monsieur-le-Prince, à Double assassinat dans la rue Morgue, dans ce Paris du XIX° siècle qui nous est habilement donné à voir ?
Gardons-nous cependant de dire que Ralph Adams Cram n’impose pas sa propre personnalité littéraire : bien au contraire, il sait surprendre. Dans N°252, rue Monsieur-le-Prince, l’adresse-titre nous dévoile trois pièces, dont la description est tout simplement d’une modernité extraordinaire, pour ne pas dire futuriste, et l’impression qu’elles rendent laisse froid dans le dos. Certaines nouvelles semblent d’ailleurs se qualifier par un départ frisant le fantastique, pour basculer brutalement vers l’horreur et l’oppression les plus totales. Ce paroxysme de l’horreur est atteint avec la dernière nouvelle du recueil, La Vallée morte, où l’approche de la mort, son inévitable enveloppement, nous troublent d’autant plus qu’ils révèlent la maîtrise admirable de son auteur : « … le singulier hurlement se fit entendre à nouveau, tout près – tout près, au creux de nos oreilles, en nous-mêmes peut-être ; et dans le lointain, au cœur de cet hideux océan, je vis la brume se soulever comme un jet d’eau et se tordre en volutes frémissantes sous les étoiles. Les astres s’obscurcirent, voilés par l’épaisse vapeur qui s’élevait du sol ; dans ces ténèbres je vis monter au-dessus de la mer frémissante une lune énorme, chassieuse, vague et distendue dans un brouillard de plus en plus dense » (p.150). Rien d’étonnant à ce que Lovecraft ait mentionné ce récit dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), mettant en avant son « niveau extrêmement élevé d’horreur à l’ancrage local imprécis ». Cette nouvelle a régulièrement été reprise dans des anthologies.
Par ailleurs, au long de ces six récits, impossible d’échapper au fait que Ralph Adams Cram nous fait traverser une partie de l’Europe, comme il le fit lui-même : la France (Paris et la Bretagne), l’Italie, l’Allemagne et la Suède. Outre la description de paysages locaux qui ont certainement fait partie de son véritable champ de vision, le nouvelliste, sans jamais se laisser dépasser par un excès du style, devient presque peintre et poète : « …un éclat rougeoyant se déversa de l’ouest, peignant de rose pâle les temples doriques qui se découpaient sur l’évanescent violet des Apennins. Déjà une brume légère montait des prairies, et les temples roses semblaient comme suspendus dans la grisaille vaporeuse » (p.85). De la poésie à l’effroi, un seul pas suffit : cet exemple assoit la particularité de ce livre, qui se caractérise par des contrastes saisissants au sein d’une même situation.
Au regard de ces nombreuses qualités, on comprend difficilement que l’auteur ait voulu décrédibiliser son travail littéraire des années plus tard – l’ouvrage continuant de faire l’admiration de lecteurs.
Il s’agit ici de la première édition intégrale, en français, de ce recueil de nouvelles : Le Visage Vert a eu l’excellente idée d’accompagner les textes de suppléments iconographiques fort bienvenus ; l’illustration de couverture, signée Marc Brunier-Mestas, est juste parfaite. Deux des nouvelles étaient parues précédemment dans la revue éponyme de la maison d’édition qui, soulignons-le (et osons le jeu de mots), effectue un travail fantastique sur les littératures de l’imaginaire et de l’horreur.
François Baillon
Ralph Adams Cram (1863-1942) fut un grand architecte américain. Le cabinet qu’il créa avec ses associés a travaillé sur de nombreux monuments, comme la cathédrale de Saint-Jean-le-Théologien à Manhattan, une partie de l’Académie militaire de Westpoint ou encore l’université de Princeton. S’il a écrit plusieurs livres ayant trait à l’architecture, il a rapidement délaissé la fiction, ce qui n’a pas empêché son recueil Black Spirits and White de s’imposer comme une référence dans le genre de la littérature fantastique américaine.
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