Eschaton, Ici finit le règne de l’homme, Vincent La Soudière (par Marc Wetzel)
Eschaton, Ici finit le règne de l’homme, Vincent La Soudière, La Coopérative, novembre 2022, 320 pages, 22 €
Mon unique rencontre – joyeuse et perplexe – avec cet auteur, en 1979, au buffet de la Gare du Mans. Il me dit : « Je n’y arrive plus… ». « À quoi ? » lui dis-je. « À Dieu » répond-il. Et nous avons ri. « Moi, lancé-je alors, je n’y suis jamais arrivé ». « Veinard » me répond-il. Et, son bock, mon verre de lait, de trinquer.
Cet homme (1939-1993) a eu un destin nettement tragique. D’un coté, une vie de solitude (pas de famille fondée), de dépression (pas de vie intérieure non-médicamentée) et d’errance socio-professionnelle (pas de diplôme, ni de carrière, ni même de domiciliation autonome), que Sylvia Massias résume brutalement ainsi : « Il a détruit son être, sans pouvoir en mourir ». Et puis, en même temps, une vie d’efforts constants, d’engagement intérieur passionné (dans la foi, l’écriture, la lecture), qui lui a donné un monde cohérent et profond, mais sans sol ni appui, sans ressources, sans écho ni même résistance utile. En un mot, il a construit sa personnalité, sans pouvoir y vivre.
Auteur clairement génial, d’une rare lucidité (« Je sais que je fais barrage à l’Esprit Saint ; c’est pourquoi je ne guéris pas » écrit-il en 1985), qui, note Sylvia Massias, « a moins laissé une œuvre que la matière d’une œuvre » (La Soudière s’est plaint toute sa vie de ne pas du tout savoir réunir ses innombrables fragments de correspondance, de chant poétique et de réflexion). Il l’a écrit : « Je ne peux pas me donner à moi-même la lumière. Il me faut un accoucheur ». Il n’eut que trois chances : un complice et ami prestigieux (Henri Michaux), un confident exceptionnel (Didier, devenu prêtre, dans une correspondance remarquable, éditée, au Cerf, en trois forts volumes) ; la dernière chance fut posthume : Sylvia Massias elle-même, qui a littéralement sauvé l’œuvre de la dispersion, du désordre et du silence ; et propose ici une composition forte, belle et juste d’une bonne centaine de textes inédits tirés des écrits posthumes (qu’elle a, très remarquablement, réunis, étudiés et commentés, et rendus peu à peu publics). Elle lui aura permis de remplir ce qu’il appelait son « devoir cosmique de manifestation » :
« La manifestation est un Devoir cosmique.
Qui n’a pas manifesté sa forme durant sa vie, sa forme lui sera donnée plus tard sous les espèces du châtiment.
À coups de fouet seront détachés les morceaux de chair, jusqu’à ce qu’apparaisse la forme définie de l’être.
Châtiment : compensation cosmique. Car tout doit s’accomplir. Loi absolue et sans exception.
Tout, à la fin, s’équilibrera » (p.153).
C’était un homme de grandes intuitions. La Soudière, dans les textes (des années soixante-dix jusqu’en 1992, son avant-dernière année de vie) ici formant cet Eschaton (= fin des affaires humaines, ultime extrémité de l’Histoire), sentait l’impasse de la civilisation techno-industrielle. La Nature se répète (elle reproduit ce qu’elle produit), mais elle se reforme, se confirme, se ré-équilibre (elle produit ce qui la reproduit). À l’inverse, la société de consommation change constamment (elle crée d’autres modes de production et d’autres types d’objets à produire), mais s’épuise, tarit ses ressources nécessaires, s’enlise (elle ne peut plus faire produire par le monde ses moyens de se reproduire). Sa propre réussite la condamne. Il l’exprime, bien sûr, en poète :
« Nos frères du Paléolithique inférieur et du Solutréen courent à droite et à gauche, et renversent les téléphones et des ordinateurs à coups de silex. Ils prennent les autos pour des rhinocéros laineux. Ils sont parmi nous, venus des quatre coins de l’univers. Tous, nous avons perdu la partie… Les soupiraux se soulèvent. Très haut un homme agonise sur une croix. Son front touche les nuages. On n’a plus de gants à se mettre avec Lui. (…) Chacun attend la voix qui dira : “Il n’y a plus de temps”. Nous avons erré dans un entracte géant, où rien n’a été conclu » (p.263).
Il sentait également l’impasse de l’existence historique de l’homme. À sa sortie de la préhistoire, l’homme s’est mis à étudier son activité passée (rendant compte de ce que ses prédécesseurs faisaient de leur présent) et prendre en compte l’avenir de ses actions (répondant déjà, bon gré mal gré, de la vie qu’il mène à ses successeurs). Ce sont deux démarches rationnelles : établir la vérité historique, assumer la responsabilité historique. Mais c’est là appliquer sa raison à l’histoire passée ou future, mais pas du tout rendre raison de L’Histoire elle-même, ni découvrir sa raison d’être. C’est la contradiction de la vie historique : quand l’histoire prétend fixer son propre sens, elle délire (Hitler, Staline… qui prennent pour sens de l’histoire ce qu’ils ne font follement qu’imposer à l’action des autres) ; mais quand elle renonce à vouloir avoir un sens, c’est-à-dire quand l’Humanité pose que le sens qu’a l’Histoire n’est voulu par personne, que vaut encore la liberté historique de l’homme ? Où est l’intérêt de consentir à ce qu’on ne peut pas du tout vouloir ? D’où l’idée que l’aventure humaine ne peut consciemment survivre à l’histoire que si son sens vient d’ailleurs. Mais aussi que cet « ailleurs » n’a de valeur pour nous que s’il est entré lui-même dans l’Histoire, ne serait-ce que pour nous montrer, exemplairement, comment en sortir. Seule l’entrée d’une raison surnaturelle dans l’histoire (l’advenue du Christ, donc, pour La Soudière) peut nous sauver d’une existence historique que la raison humaine ne peut ni justifier ni conduire. Ce poète est très chrétien, et très radical : d’une part la science historienne elle-même n’est vraie que si la vérité n’est pas un simple phénomène historique ; d’autre part, si la vérité est sans histoire, l’histoire ne dispose pas elle-même de sa vérité. Là encore, c’est en poète qu’il décrit la transfiguration supra-historique requise en termes de « sauvetage d’altitude » :
« Je monte, je monte, et il n’y a pas de nuages, et il n’y a pas d’hommes.
L’air a la saveur d’un festin.
J’emporte tout, et je suis pourtant infiniment léger.
La brise qui souffle m’infuse une sorte de rédemption intime.
Je sais que vous ne me croirez pas. Mais je le dis quand même, pour vos enfants ou petits-enfants… pour plus tard, quand l’homme entièrement défiguré et hurlant tournera enfin son visage aveugle vers le haut, vers l’azur, vers l’apaisante et féminine altitude.
Sans véhicules, sans machines, sans comptabilités, l’altitude apparaîtra comme le seul, le dernier recours » (p.266).
Mais il sentait aussi et enfin, l’impasse (ou, en tout cas, la difficile authenticité) de son propre christianisme. D’abord, quelqu’un qui a attendu toute sa vie, vainement, un minimum de bien-être, de sérénité et d’amour, ne peut que demander à quoi la venue du Messie aura servi. Ensuite, il n’a fait qu’écrire et changer la vie des mots ; le Christ, lui, n’a eu de mots que pour changer la vie (toute la grâce de son inspiration fut pour la charité réelle, non pour la graphomanie d’un Paul). Mais surtout : l’Occident n’est, pour La Soudière, devenu chrétien que pour lui-même un jour finir crucifié (et se sacrifier pour ses sœurs les autres civilisations, ou au moins les sauver avec lui, définitivement, de l’Histoire ?). L’Occident lui aussi doit, et tout aussi mystérieusement que le Christ à Pâques, ramasser, commenter et curer toutes les cultures humaines (lui qui, seul, disait Rémi Brague, intègre toutes les cultures sans les ingérer, veut les comprendre sans devoir les assimiler), et « descendre aux enfers », mais d’abord, lui, à l’enfer qu’il est, et sans espoir de remontée (en tout cas collective). Mais alors comment se croire heureux dans une époque et une contrée socio-culturelles qui vous paraît mériter la Croix ? L’Occident est chrétien, et, comme tout ce qui l’est, il doit payer :
« Celui qui a abusé des énergies de ce monde, devra réparer son forfait avec sa propre chair, dévider à l’envers ce qu’il a détruit, et s’équilibrer à l’endroit. Il faut qu’il détisse ce qu’il a massacré, et retisse l’ordre primordial. Cela prendra du temps. Mais celui-là est partie de l’ordre cosmique ; il devra en ses corps et âme s’étendre sur la trame et, en grande douleur, réparer l’accroc cosmique et se réparer lui-même pour que tout concorde à la fin. Le dernier fil sera le plus douloureux. Ce n’est pas un Dieu thaumaturge qui rétablira les choses par miracle. Non. Que chacun reste à son poste, nettoie son aire, purifie son fluide, balaie ses écuries. Engagé tout entier dans cette opération d’inversion pour retrouver la beauté de l’endroit, il brûlera ses pauvres et misérables hangars, rendra ses haillons, enfin, se dressera, droit, devant le fleuve d’eau vive. Il aura réparé, non avec des outils, mais avec sa propre substance. (…) Que chacun s’examine dès cette vie où il lui est loisible de désamorcer la machine de guerre qu’il a construite dans les ténèbres » (p.154).
Cette conscience d’un crime occidental de lèse-monde, de lèse-habitabilité terrestre, tout entier à la charge de notre effort de rédemption, n’est qu’une des formidables presciences de cet auteur. Mais d’un auteur, en vérité, qui s’est littéralement empêché de vivre, qui a erré de velléité en velléité, qui s’est explicitement assumé en « sous-homme ». Sous ces intuitions, à la fois visionnaires et obscures, il y a donc les obsessions, angoisses ou phobies pénibles de La Soudière, expliquant peut-être l’espèce d’extrême prudence ou défiance qu’il manifestait à l’égard des forces que propose spontanément et communément la vie, ou de dédain (aristocratique ?) pour les aspirations normales des âmes. C’est que, c’est vrai, Vincent La Soudière est d’abord un esprit conservateur (« on ne réalise une utopie que sur le dos des autres », p.226), anti-moderne (« assis sur le trône de ses atomes, l’homme se meurt devant le palais de la nature », p.119), et technophobe : « aucun avenir n’appelle plus l’homme » (p.122), car l’homme a produit – avec la vie algorithmique et les robots numérisés – précisément quelque chose qui a plus d’avenir que lui !). Tout progrès semble à La Soudière accentuer – plutôt qu’adoucir – notre piétinement devant l’Éternel.
C’est aussi un esprit doloriste, pour lequel vouloir à tout prix « purger l’humanité de son malheur » revient à « charcuter un mystère », p.160, Dieu ne perdant pour nous sa compacité et sa distance qu’en passant par une souffrance (« Les animaux nous envient cette belle souffrance qui anéantit et transfigure » (p.177), qui ouvre en nous « les lieux et les paysages d’un continent insoupçonné » (p.165). Avec ce martèlement du mal, ce « labourage » harmonique de la souffrance, « des fonctions atrophiées se réveillent – que la santé neutralisait » (p.167).
C’est encore un passéiste, qui préfère la préhistoire de l’homme à son histoire (« Je porte l’Histoire en terre chaque jour » écrit-il, p.115, car « le Temps des hommes n’est qu’une collection de siècles accrochés aux parois d’une tente », et « il n’y a plus d’espoir désormais que dans la non-histoire, car la marque de notre temps est que rien ne devient plus », p.116). Il écrit sur l’interminabilité de notre Paléolithique que « peut-être les hommes de ces temps-là eurent-ils besoin de cette immense durée pour mettre au point un corps qui résistât, plus tard, aux tragédies de l’histoire », p.92) et valorise même, hors de lui comme en lui, le pré-humain ; il ne semble avoir lui-même consenti à la vie humaine que par respect de l’Incarnation : c’est parce que le Fils de Dieu s’est choisi Fils de l’Homme qu’il se résout lui-même à son appartenance spécifique – sans d’ailleurs oublier que, devenu homme, celui-ci est mort de l’auto-contradiction indépassable de l’être-au-monde humain ! (p.202).
Et c’est enfin quelqu’un que l’irénisme, le projet d’unification psycho-politique des humains à tout prix et sans conditions, ne tentent ni n’impressionnent : « Vivre l’antagonisme entre les êtres comme un Mystère. Tenter de toutes ses forces de remédier à ce qui nuit, dégrade, pervertit l’homme (Justice, médecine, sagesse…), mais respecter les antagonismes essentiels et nécessaires comme quelque chose d’inconnaissable, marques inchoatives de royautés futures (chacun serait roi). Mis à part la haine, l’égoïsme, le profit, la cruauté, l’ignorance, la violence etc., ce qui divise les hommes est peut-être quelque chose d’adorable » (p.149). L’expression par tout homme de sa raison d’être n’est pas négociable : l’homme étant l’animal libre, il n’y a de nature humaine qu’indépassablement conflictuelle, promotionnelle et démiurgique, si l’on comprend aussi que « l’homme n’est perfectible que pour pouvoir vivre en Dieu, le recevoir, se transformer en lui, sans fin » (p.228). Car, sans Dieu, « confiance en l’homme est perdition » (p.226).
Ainsi, logiquement, « une seule issue : transformer le métabolisme historique, faire muter vers un autre règne le complexe bio-neuro-psychique qui – aujourd’hui encore – s’appelle l’homme » (p.198).
L’intrigue détaillée de cette mutation de la dernière chance, on ira la découvrir dans ce livre, si judicieusement et loyalement composé par Sylvia Massias, qui, on le voit, est un livre important. Peut-être un des plus importants de notre temps : son apocalyptique ardeur (« Le Mystère nous regarde, et nous ne le voyons pas », p.214) peut éclairer et nourrir notre urgence, car l’Absolu peut – aux conditions de son Amour – faire quelque chose de notre mort même :
« Fais vite, car notre existence s’achève. Tous nos fils vont être coupés. Décide-toi, déjà l’ombre envahit les choses. Le monde n’est plus garanti… » (p.215).
« Chacun aura à passer par le trou de l’aiguille. Il faudra beaucoup raboter, laisser tous ses bagages à la porte, et se laisser raboter jusqu’au bout – jusqu’à ce qu’il ne reste de nous qu’un fil très mince. Alors seulement, nous passerons de l’autre côté, pour nous jeter dans les bras de notre père – cette fournaise d’amour et de béatitude » (p.249).
« Mon ami, ne dis rien. Mon art n’est fait que pour te conduire très simplement au couchant qui, ce soir, ne l’as-tu pas remarqué, ressemble tellement à deux lèvres de feu et de sang. Tes champs bleuissent et ta fourche sommeille contre le mur tiède encore » (dernier texte du recueil, p.268).
Marc Wetzel
Auteur d’un seul livre publié de son vivant (Chroniques antérieures, Fata Morgana, 1978), Vincent La Soudière (1939-1993) s’impose peu à peu depuis sa mort comme une voix essentielle de la littérature contemporaine. Proche d’Henri Michaux et de Cioran, avec qui il entretint une correspondance, il eut une vie tourmentée que Sylvia Massias a minutieusement retracée et analysée dans son essai biographique Vincent La Soudière, la passion de l’abîme (éd. du Cerf, 2015). À partir des années 2000, la parution de Brisants (Arfuyen, 2003) puis des trois volumes des Lettres à Didier (éd. du Cerf, 2010, 2012 et 2015) lui valent de rencontrer un écho grandissant.
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