Epictète et Sénèque en Folio Sagesses
Edition: Folio (Gallimard)
De l’Attitude à prendre envers les tyrans, et autres textes, Epictète, Folio Sagesses, texte établi et traduit du grec ancien par Joseph Souilhé avec la collaboration d’Amand Jagu, mars 2016, 144 pages, 3,50 €
De la Constance du sage, suivi de De la Tranquillité de l’âme, Sénèque, Folio Sagesses, traduit du latin par Emile Bréhier et édité sous la direction de Pierre-Maxime Schuhl, mars 2016, 128 pages, 3,50 €
Ce sont deux petits livres, d’un peu plus de cent pages chacun, qui ne contiennent aucun discours à la mode, écrits par des penseurs morts depuis quasi deux mille ans ; deux petits livres qui pourraient passer à la trappe, entre un achat scolaire (pas trop long à se farcir, et si le prof de philo dit qu’il faut se le taper, on se le tape après avoir jeté un œil sur Wikipédia) et un recueil de pensée orientalisante à la mode ; deux petits livres vers lesquels retourner pourtant sans cesse, crayon à la main et âme au clair. Car au fond, il est vrai qu’on ne les pas a vraiment lus, ces deux petits livres, et qu’on ne les lira jamais : on les sirote plutôt, prenant une phrase là, un paragraphe ici, puis faisant sien le propos, le laissant mûrir lentement, jusqu’à ce que la vie nous en montre toute la justesse, ou toute la nécessité, c’est parfois pareil.
Ces deux petits livres sont signés Sénèque (4 ACN-65, De la Constance du Sage, suivi de De la Tranquillité de l’Ame) et Epictète (50-125, De l’Attitude à Prendre envers les Tyrans, et autres textes), tiennent littéralement dans une poche (si elle est un rien large, les deux y tiennent), mais contiennent l’essence de la pensée stoïcienne, une des plus belles qui soient parce qu’elle mène à une austère grandeur, un détachement des contingences qui peut expliquer pourquoi certains y ont vu une pensée pré-chrétienne.
Du côté de Sénèque, il s’agit avec La Constance du Sage d’un ouvrage probablement rédigé durant ses premières années philosophiques et dont toute la puissance réside dans sa composition, stricte et logique, destinée à refléter au mieux l’enseignement stoïcien hérité de Chrysippe (280 ACN-206 ACN, considéré comme le second fondateur du stoïcisme), entre autres par les exemples typiques et l’usage des formes de raisonnement définies par celui-ci, à en croire la brève introduction signée Pierre-Maxime Schuhl. Quant à De la Tranquillité de l’Ame, c’est un bref traité destiné à un certain Serenus, alors déjà stoïcien mais qui éprouve des difficultés à faire passer dans sa conduite les dogmes auxquels il adhère intellectuellement. Ceci, c’est pour l’histoire, pour qui veut de la culture, et c’est très bien de la sorte. Mais l’essentiel est dans la pensée de Sénèque, dans ces développements logiques et dans ces flammèches qui allument aujourd’hui encore des incendies spirituels, à portée tant individuelle que sociale. Ainsi, imaginons que l’on vive selon le précepte suivant : « Je puis remuer des pieds sans courir, mais non pas courir sans remuer les pieds. Je puis, étant à l’eau, ne pas nager ; mais si je nage, je ne peux pas ne pas être à l’eau. C’est de cette espèce qu’est le rapport dont il s’agit : si je subis une injustice, il est nécessaire qu’elle ait été commise ; mais si elle est commise, il n’est pas nécessaire que je la subisse. Bien des choses peuvent arriver qui écartent de moi l’injustice ». La belle et hautaine indifférence aux affres du monde stoïcienne est encapsulée dans cette pensée, et d’autres viennent l’appuyer, dont celle-ci, conclusion de La Constance du Sage : « Ne pas être vaincu, c’est être quelqu’un contre qui la Fortune ne peut rien, c’est appartenir à la république du genre humain ».
L’essai d’Epictète est quant à lui un florilège des Entretiens, recueillis par son disciple Arrien, et dont le célèbre Manuel n’est qu’un résumé. Ces Entretiens, dus à leur forme discursive, permettent d’observer une pensée en action, le philosophe répondant aux questions et objections avec profondeur. Du coup, le lecteur est aussi confronté, beaucoup plus qu’à la lecture de La Constance du Sage, à des exercices de logique philosophique mais ceux-ci, pour ardus qu’ils peuvent sembler, ne sont pas dénués d’intérêt puisqu’ils permettent un aperçu vivant de la méthodologie stoïcienne. Par ailleurs, ces passages ne sont pas majoritaires et n’empêchent en rien de goûter la saveur âpre de la pensée d’Epictète, qui elle aussi résonne avec cruauté aujourd’hui ; ainsi de la phrase d’ouverture de l’entretien qui donne son titre au présent florilège : « Si un homme possède une supériorité quelconque, ou s’imagine du moins la posséder, alors qu’il n’en est rien, cet homme, s’il manque d’éducation philosophique, en sera inévitablement tout bouffi d’orgueil ». Si l’on pense à la qualité intellectuelle de certains hommes politiques, si l’on songe que l’un d’entre eux moquait l’idée même de lire La Princesse de Clèves, on s’aperçoit de l’actualité cruciale de cette phrase.
Que ce soit chez Sénèque ou chez Epictète, on pourrait multiplier à l’envi les coupures, les extraits, les petites phrases – et toutes seraient d’une pertinence absolue à nos personnes, à notre époque. Peut-être parce que, comme le souligne déjà la Bible, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que les hommes sont animés depuis belle lurette par les mêmes petites passions – et que ce sont celles-ci que le stoïcisme enseigne à éviter, pour mener une vie si pas meilleure, du moins détachée des contingences et donc moins disponible à la souffrance. Que nul ne s’étonne si cette philosophie, à redécouvrir encore et encore, a pu être qualifiée de pré-chrétienne : elle procède elle aussi d’une élévation. Ce qui fait défaut à une époque ultra-matérialiste telle que la nôtre.
Didier Smal
Epictète (50-125) était un philosophe de l’école stoïcienne. Il propose une philosophie qui repose essentiellement sur la raison de nature divine et la liberté de l’homme.
Sénèque (4 ACN-65) était un philosophe de l’école stoïcienne, aussi homme politique. Sa pensée a profondément influencé Montaigne, Descartes et Rousseau entre autres.
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