Eparpillements, Natalie Clifford Barney (par Luc-André Sagne)
Ecrit par Luc-André Sagne 16.11.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais
Eparpillements, Natalie Clifford Barney, éditions de La Coopérative, mars 2020, 80 pages, 12 €
Rien n’est plus indispensable aujourd’hui que de pouvoir s’immerger dans un bain d’intelligence, d’humour et de liberté. Et c’est encore possible en lisant un petit livre d’une belle densité que rééditent avec bonheur les éditions de La Coopérative, au catalogue aussi original que varié. Je veux parler d’Eparpillements de Natalie Clifford Barney, avec une préface et de rares photographies de Jean Chalon, l’un des intimes de l’auteur.
Eparpillements se présente comme un ensemble de pensées, d’aphorismes ou de maximes répartis en cinq chapitres, que publie en 1910 une Américaine parfaitement francophone installée à Paris, Natalie Clifford Barney. Connue pour ses nombreuses liaisons féminines, muse de célébrités comme Liane de Pougy ou de la poète Renée Vivien, ou encore de la peintre Romaine Brooks, elle accède, avec cet ouvrage, à la reconnaissance des milieux littéraires grâce à l’adoubement du plus grand critique de l’époque, Remy de Gourmont, qui écrira pour elle ses Lettres à l’Amazone.
Femme, amante, écrivaine, elle n’a pas son pareil, en effet, pour nouer un paradoxe, lancer une boutade, nous faire sentir l’ironie d’une situation ou d’un comportement. Ainsi, « les amants devraient avoir aussi des jours de sortie », ou bien « comme d’autres ont besoin d’ivresses, j’ai besoin de plein air : adieu ». C’est souvent brillant, à la manière d’un Oscar Wilde (« Être infidèle à ceux qu’on aime, pour ne pas laisser devenir habituel leur charme »), parfois cinglant (« Ne pas craindre de survivre à ses morts, mais de se survivre »), toujours lucide et personnel.
Car celle qui nous a laissé romans et souvenirs se veut avant tout une femme libre, indépendante de corps et d’esprit, en lutte contre l’asservissement de bien des femmes de son temps, amante passionnée, écrivaine douée qui n’est pas dupe des miroirs que lui tend la société ni de la comédie de l’amour : « Votre gloire peut dépendre d’un seul qui vous écoute » et « on aime d’amour ceux qu’on ne peut aimer autrement ».
Eparpillements peut se lire de la sorte à plusieurs niveaux, preuve s’il en était besoin de sa richesse. On y trouve des conduites de vie, des enseignements sur l’amour, des leçons de moraliste aussi que n’aurait pas reniées un La Rochefoucauld : « L’affinement de la souffrance : sourire ». Et des remarques d’un humour corrosif qui n’épargnent ni les artistes en général (de ceux qui « abîment toute réalité, qui l’affadissent, l’enjolivent à la rendre méconnaissable ») ni les critiques (« Non un critique, mais un précurseur de goûts et dégoûts à venir ? ») ni même les femmes (« collier de perles chaîne d’un symbole (…) perles doublement douloureuses, ayant, à parer tant de piètres demoiselles, perdu tout lien avec leurs origines mystérieuses »).
Au fond, au fil des pages, se dessine la grande préoccupation de Natalie Clifford Barney, sa plus grande ambition, qui est de pouvoir se réaliser soi-même, se créer soi-même, hors de tous les déterminismes, de toutes les allégeances. Et c’est précisément l’objet de la dernière pensée de son recueil, qu’elle clôt ainsi : « La plus difficile des réalisations : soi-même ».
Luc-André Sagne
Natalie Clifford Barney (1876-1972) est une figure centrale du Paris littéraire et lesbien de la Belle Epoque. De ses œuvres disponibles, citons en particulier son roman, Amants féminins ou la troisième, réédité avec soin par les éditions ErosOnyx en 2013, et sa correspondance avec Liane de Pougy aux éditions Gallimard, sous la direction de Jean-Yves Tadié, en 2019.
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