Envoyée Spéciale, Jean Echenoz (par Galien Sarde)
Envoyée Spéciale, Jean Echenoz, Les Éditions de Minuit, 2016, 320 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean Echenoz Edition: Les éditions de Minuit
Court-circuitage et supplément d’âme esthétiques
Entre autres choses, les dialogues d’Envoyée spéciale, de Jean Echenoz, sont spécialement sophistiqués. Une part de leur virtuosité tient dans l’ordonnance des répliques qui les constituent : sans tirets, sans guillemets, pour les fondre dans le récit et le faire pétiller, mais par contre avec des verbes de paroles audacieux ou encore d’étranges substituts d’eux. Un exemple de ce dernier phénomène survient dès l’incipit, quand ce qu’avance le général Bourgeaud : « Épargnez-moi ces réflexions, Objat » n’est pas suivi d’une incise évidente telle que : « a dit le général en se raidissant », mais d’une autre qui fait l’économie du verbe de paroles, éludé, ou plutôt intégré dans un verbe d’action : « s’est raidi le général ».
Ce procédé, pour le moins surprenant, tient en fait d’une contraction poétique par laquelle les mots semblent venir moins du personnage que de son corps seul, moins de l’émoi éprouvé que de son reflet somatique, par le biais d’un transfert métonymique. Grâce à lui, deux expressions d’un même et unique sentiment aux modes distincts – verbal et physique, en l’espèce – se retrouvent en contact direct, sans la mention d’un verbe de paroles qui poserait l’existence d’une instance énonciative souveraine, abstraite du corps de l’officier. De ce fait, le lien entre elles est accru et, par là-même, l’impact du texte : d’effets nés d’une cause commune – l’agacement du général – mais autonomes, ces deux expressions se voient prises fictionnellement dans un rapport causal par lequel parle doublement le corps du personnage aux dépens de son âme – ou de ce qui en serait équivalent –, dont doivent pourtant bien relever les mots émis sans guillemets.
Cela suggère à l’évidence le peu de tendresse qui caractérise la vie du militaire, le « monde de brutes » où il opère – d’où son subtil cynisme, ou encore, si l’on préfère, son pragmatisme à toute épreuve, que partagent du reste avec lui d’autres personnages échenoziens. Néanmoins, si blasé soit-il, le général est revenu de beaucoup mais non de tout, et c’est ce qui le rend attachant, explique une part du plaisir pris à le voir revenir au fil de l’œuvre : au fond de lui, vibre toujours une âme, ce qu’indiquent ses sentiments, les mots choisis pour les dire, malgré tout. Ajoutons d’ailleurs, pour ce qui est du plaisir procuré par ce personnage, qu’il est souvent plaisant d’entendre quelqu’un être à distance de la violence du monde, toujours navrante, ne pas sembler s’en affliger : cela génère un effet lénifiant, un souffle ataraxique euphorisant.
Or ce procédé, qui court-circuite donc, si l’on veut, les verbes de régie des dialogues est poussé parfois un cran plus loin, tel qu’en clôture du vingt-et-unième chapitre du livre, quand d’autres mots du général sont cette fois-ci suivis de l’incise : « se sont plissés les traits du général ». En effet, dans ce cas, ce n’est plus le corps du personnage qui s’autonomise, mais juste une part de lui – ses traits, en l’occurrence –, pour leur faire dire ce que seul l’officier lui-même peut en vérité dire – et alors, on le conçoit, à la contraction métonymique s’ajoute une touche synecdochique.
Outre son expressivité parlante, son aspect comique, qui, comme d’autres de Jean Echenoz, passe par une ultra-figuralité, ce tour délasse encore le lecteur des formes usuelles des dialogues romanesques, en dotant ces derniers d’un nouveau relief. Il fait même mieux : il vivifie une zone textuelle très souvent neutre, conventionnelle, où rien ne se passe dans les romans – celle des incises toutes faites, des verbes de régie attendus pour mettre l’accent exclusivement sur le contenu des paroles dites –, en y glissant de la fiction, un supplément d’âme esthétique.
Nouvelle preuve, si besoin était, de la valeur des jeux sur les clichés échenoziens.
Galien Sarde
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