Identification

Entretiens avec Jean-Paul Michel. Premier entretien (2)

Ecrit par Matthieu Gosztola 27.02.12 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

« Les livres sont le pain des vivants et des morts »

Entretiens avec Jean-Paul Michel. Premier entretien (2)

Matthieu Gosztola : – Vous écrivez dans Bonté seconde, « Coup de dés » (cahier dirigé par Tristan Hordé, Joseph K., 2002) : « La rencontre a lieu quand elle est devenue inévitable, quand attendre encore serait se dérober ». Pouvez-vous être plus précis ? Quand percevez-vous la nécessité de revenir à ce qui a été écrit, et, avant même cela, d’écrire sur ce qui est advenu ? Est-ce une nécessité intérieure, dont vous pourriez donner ici quelques indices, au travers de la restitution d’anecdotes, de faits ?


JPM : – La nécessité d’écrire touchant ce qui est advenu, l’écriture l’emporte avec soi dans son acte, sous le coup de la commotion qui nous enjoint de « répondre » à l’événement, lequel réclame avec force ce contrepoids de signes. Si je ne me méprends pas, les « circonstances » qui ont appelé un poème sont lisibles, le plus souvent de façon littérale, dans le poème lui-même, toujours aussi le prolongement, la résonnance, la rémanence de l’événement. Tous les registres de l’expérience émotionnelle sont en puissance d’appeler un poème comme cette « réponse » que l’événement réclame, sa contrepartie la plus nécessaire. Que, pour une raison ou une autre, ce poème n’ait pu s’écrire, et le monde en aura été diminué, condamné à être moins, et moins bien, ce qu’il était en puissance d’être.

– Essayez d’imaginer un instant ce que seraient les mondes humains sans la vivante forêt des images, la cohorte des chants de tous les arts ! Quel effondrement central ce serait ! Quel déclassement ! Quelle famine, soudain ! Il suffit d’entrevoir ce fait pour mesurer la futilité de l’antienne post-hégélienne à la mode touchant la « fin » des arts ! Loin de se laisser intimider par ces rodomontades d’un rationalisme naïf à ce point inconscient de soi, la jeune génération a toutes les raisons de relever le gant : de montrer aux renonçants ce que peut une confiance méditée, placée avec sérieux dans des arts qui aient encore un peu le goût de ce qu’ils peuvent. On ne voit pas que, de quelque façon que ce soit, l’espèce qui symbolise puisse se déprendre, si peu que ce soit, du jeu des images et des rythmes, son lot fatal. Tant pis pour les prétentions du « Savoir absolu » à périmer la vieille musique humaine aux bénéfices d’une Raison toute à l’illusion de se connaître sans reste ! Hegel soi-même avait dû faire, à la fin de sa vie, le constat lucide de l’échec de sa prophétie : « J’ai cru que l’on pourrait en finir de la crainte et de l’espoir. Je suis forcé d’admettre que tout continue ». Ceux que Philippe Lacoue-Labarthe a appelé des « révisionnistes » de l’art n’ont pas gagné la partie. Il est encore temps de résister.


Matthieu Gosztola : – Ce qui ne peut être oublié, ce sont d’abord les choses, les présences aimées. Ainsi votre chien, Soleil. Dans « Comme Dieux chasseurs / mordus de taons… » paru dans la Nouvelle Revue Française d’avril 2009 (n° 589), donnant voix à ce sentiment de la chasse (qui vous a longtemps animé) comme façon qu’a l’être d’être vrillé à la nature par une attention redoublée, vous écrivez : « Le chien-Soleil n’est plus qu’un nerf / tétanisé ». Pouvez-vous nous parler davantage de celui qui fut pour vous une présence importante (et ainsi de son lien avec votre poésie) ?


JPM : – Ce chien couleur de feu m’en a appris long. La chasse tient à la vie dans les bois, dont elle émane. Elle participe d’une obscure dévotion aux prestiges de la souveraineté des bêtes et relève, en profondeur, de cette poursuite de « la vie jusque dans la mort » dont parle Bataille : une relation archaïque à de l’archaïque. Cela paraît difficilement admissible dans les univers urbains modernes, pour lesquels la nature est un décor lointain, au mieux pittoresque, plus souvent encore indifférent, subordonné, s’il n’est pas même simplement un embarras. Dans mon enfance ces vieilles relations à la terre comptaient au nombre des données de la vie immédiate – en Corrèze, dans le Périgord, aux lisières du Quercy, dans l’Entre-deux-mers, au cœur de la forêt des Landes : « La chasse est une maladie de l’enfance / les grives le cœur / de mon cœur ». Le Fils apprête, à la mort, son chant,évoque le lourd sacré du cérémonial des chasses collectives d’alors : excitation et haut-le-cœur mêlés. Pour un homme jeune, à peine sorti d’une longue adolescence, ces découvertes violentes du réel ont tous les traits d’une initiation. On se retrouve de l’autre côté des dispositifs de la vie civile, pacifiée, dont l’office serait idéalement de tenir à distance tant d’animalité sous-jacente. La chasse est un rituel de la vie et de la mort. Elle matérialise des menaces latentes, les conjure par des sacrifices. Ces liturgies de l’en-deçà sont tolérées aux lisières des espaces civils pour ce qu’elles offrent une voie d’échappement contrôlable aux mouvements noirs de la pulsion. Les pratiquants s’y découvrent divisés. D’un côté,  une jubilation (l’élan, l’acuité, la tension, la ferveur de la quête). De l’autre une répulsion à surmonter, le sentiment de quelque chose de grave, de dangereux, qui nourrit une culpabilité (le sang versé, les chiens à la curée, le dépeçage de la proie). Ces épreuves, par leur brutalité même, ont une valeur traumatique. Durable. Cathartique, presque.

Dans les Landes, la descente aux Enfers des battues avait un contrepoint très pur : la chasse devant soi, seul, au chien d’arrêt ; la beauté poignante de cette figure des prestiges de la souveraineté, de la fidélité, de la tendresse animales : Soleil. Dans les poèmes de cette époque, il incarne la vie vivante, sans distance, sans manque, sans calcul – pure sensitivité « par-delà Bien et Mal ». Manière de perfection qui nous donne à sentir la perte qu’est l’éloignement analysant dans lequel nous ont relégués les opérations du langage, points d’appui des plus précieux pourtant, quand nous voudrons bientôt nous orienter comme des hommes. J’ai renoncé à la chasse aux alentours de la naissance de Laure. A ma surprise, la vie m’avait été rendue par des voies bien différentes de celles où je m’étais imaginé devoir l’attendre.


Matthieu Gosztola : – Ainsi des trajets en voiture.


JPM :  J’ai découvert tard la joie de conduire. Jusqu’à trente ans, j’ai marché à pied, avec une jubilation sans égale. J’ai été contraint d’en venir à l’automobile par l’éloignement de notre retraite, dans la forêt. Il n’y avait aucun autre moyen d’atteindre ce Montjoie que la voiture. Après le concours, j’avais été nommé en Charente-Maritime, au sud de Cognac, dans la petite ville où était né Jean Hyppolite (le lycée portait son nom). Pendant plusieurs années, j’ai effectué des milliers de kilomètres entre les Landes, la Charente où j’enseignais, Bordeaux où je vivais. Cette vie itinérante m’apaisait. A peine ai-je disposé d’une voiture que j’ai trouvé sur les routes une légèreté inconnue jusque là. Le voyageur a le sentiment d’une liberté spéciale, qu’il s’applique à nourrir en multipliant les courses, les tours, les départs, les excursions, les retours. Ce mouvement perpétuel calme son angoisse. C’est mon yoga.


Matthieu Gosztola : – Ainsi du pain.


JPM :  A mes yeux, un très grand poème substantiel. Le point d’accomplissement d’un art supérieur : la satisfaction de tous les sens alliée à la puissance de nourrir, donner, défendre, augmenter la vie ; la générosité de ce geste : rompre le pain ; le génie qui transsubstancie le grain en puissance de salut très physique. Vous aurez remarqué la profonde religion du pain qu’ont les peuples. On dit, chaque jour, de la façon la plus belle, la mieux fondée : « bon comme du bon pain ». Un poème qui ne possèderait pas les qualités d’un « pain français craquant » (Kerouac, Satori in Paris) serait un poème insuffisant, un poème pour personne.


Matthieu Gosztola : – Ainsi des livres, qui donnent à leur matérialité, ardemment choisie, la possibilité de laisser poindre l’intensité de leur sens jusque dans leur premier apparaître au regard (le soleil de vos poèmes paraît ainsi jusque dans le choix – qui vous est propre – du coloris des couvertures de vos ouvrages chez Flammarion, ou, par carrés perçant le flux du papier tramé de portées musicales, dans « Pour moi, dit-il, hélas, j’écris avec des ciseaux ». Via di levare). Votre création des éditions William Blake & Co. s’inscrit (notamment) dans ce souci de faire en sorte qu’advienne l’alliance de la sémantique et de la beauté qui la porte. Les signes sont tenus dans la lumière même qui les habite, à rebours des habitudes de l’édition où la facture traditionnelle du livre a pris, c’est un malheur, le pas sur les audaces et la réinvention constante du format, du papier… ? (http://editions-william-blake-and-co.com/).


JPM : Les livres sont le pain des vivants et des morts. Nous ne leur rendrons jamais grâce à la hauteur de notre dette. Lorsque j’entre dans une maison sans livres, j’ai de la peine. Le monde étrécit. Depuis l’âge de 15-16 ans j’ai donné avec joie mon énergie, mon attention, ma vie à un si improbable objet.

Le soin que nous donnons aux livres, les livres nous le rendent. Celui qui se sera senti tenu d’agir un jour par des livres aura donné sa tendresse à la plus menue de ses conditions de possibilité : stylets, papiers, impression, caractères, et jusqu’à l’encre et au fil. Voyez la minutie passionnée que donna Mallarmé à Un coup de dés… (les épreuves successives, les corrections millimétrées, son choix de ces Didot splendides, la musique des corps, le format – royal) ; Rimbaud scandant de pages blanches l’originale d’Une saison en Enfer (respiration de lecture jamais enregistrée ni retenue à ce jour par la critique, pourtant son fait très pur) ; les gestes religieux, rapportés par tous les témoins, qu’avait Joyce pour la grande édition d’Ulysse à la Maison des Amis des Livres ; Matisse découpant Jazz ; Blake enluminant les vers qu’il gravait.

Un livre est d’abord une action. Il fonde. La tradition orientale regarde l’inscription comme un geste sacré, lourd de conséquences. Le calligraphe peut à bon droit n’être pas considéré sans une certaine crainte. De  mauvais pouvoirs suivent d’une inscription déficiente. Depuis les stèles, les cippes, les tablettes, les rouleaux du Moyen Orient, les codex de l’Occident, les sceaux et les pinceaux de l’ancienne Asie, les chefs-d’œuvre des Maîtres médiévaux, les grands livres de l’histoire de la typographie jusqu’à Mallarmé et Matisse, il n’est de grande poésie qui n’ait ressenti ce besoin d’entrer profondément dans son acte. Nous avons une dette à l’endroit de ces exigences, non moins qu’à l’endroit du lecteur et du poème.


Matthieu Gosztola : – Pouvez-vous revenir sur d’autres présences, et sur leur importance dans votre vie qui leur confère de l’importance dans votre poésie ? Je songe notamment à vos enfants, au miracle de fragilité et de force qui éclot à la naissance et avec lui une impression terrassante de bonheur sans retour, élan de tout l’être vers le devenir inscrit en filigrane dans ce corps-monde que l’on tient dans ses bras, planète en l’orbe de laquelle on s’inscrit alors définitivement, élan d’attention vers le moindre frémissement glissé de la naissance en ce corps dont les yeux sont des appels à s’inscrire en eux – comparable sans doute à votre attention de tous les instants lors de vos épisodes de chasse, de vie en osmose avec le tout, par l’attention frémissante, démultipliée.


JPM :  Vous avez dit avec tant de tendresse la merveille de ces vies nouvelles que je m’interdirai d’y rien ajouter. Votre question ne résonnerait-t-elle pour votre lecteur comme elle résonne pour moi, ce suspens n’aurait pas été vain.


Entretien mené par Matthieu Gosztola


Lire la partie 1 de l'entretien


  • Vu : 3544

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

Lire tous les textes et articles de Matthieu Gosztola

 

Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com