Entretien Philippe Chauché / Philippe Bouvier, Frédérick Houdaer - Le Clos Jouve éditions (par Philippe Chauché)
Rencontre épistolaire avec Philippe Bouvier et Frédérick Houdaer des éditions lyonnaises Le Clos Jouve :
Philippe Chauché, La Cause Littéraire : C’est donc une maison d’édition à quatre mains ; comment est né ce projet éditorial, ces trois collections littéraires : Bistra qui veut dire « vite » en russe, Sprezzatura et Champ Libre ? Avec quels objectifs éditoriaux ? Quels souhaits littéraires ?
Frédérick Houdaer : C’est un projet né de deux parcours croisés, avec des références communes (par ex, Gérard Guégan… et ce n’est pas un hasard si nous avons bénéficié des conseils de ce dernier).
Philippe Bouvier : Notre catalogue s’articule en trois collections, pas cinquante :
La Collection Champ libre est née d’une évidence : donner une seconde vie à l’ouvrage-pépite de Jean-Pierre Léonardini consacré au metteur en scène d’exception et au professeur admiré Antoine Vitez. Un livre publié initialement aux Editions Messidor et introuvable depuis longtemps. Une réédition nécessaire.
La Collection Bistra nous vient d’un goût pour les textes courts et tranchants (poésie, micro-nouvelles, etc.). La Collection Bistra (« Vite » en russe), la bien-nommée, a été créée pour cela.
La Collection Sprezzatura autorise la parution d’essais inédits, élégants. Elle accueille par exemple la plume remarquable d’érudition littéraire, politique et cinématographique de Michel Sportisse.
Ph. Chauché, LCL : Sur le site de votre maison d’édition vous mettez en avant cette phrase de Pierre Autin-Grenier : « Ayant échappé aux turpitudes de l’enfance, m’étant affranchi de la tyrannie des chefs, je rattrapais la vie que l’on m’avait volée ». C’est une façon de définir votre démarche d’éditeur ? Vous écrivez également que dans une « période éditoriale où le formatage est la règle, où le roman règne, nous publieront tout texte à nos yeux essentiels, sans rien s’interdire ». Que voulez-vous dire par là, et en quoi vos publications répondent à ce constat ?
Frédérick Houdaer : Pierre Autin-Grenier était mon voisin et ami. J’ai souvent discuté de la réalité du monde de l’édition avec lui (par exemple, la parution de Toute une vie bien ratée, en Folio, ne lui a pas rapporté un centime). Comme auteur, j’ai pu vérifier l’évolution de la chaîne du livre sur une vingtaine d’années (j’enfonce une porte ouverte : la prééminence du roman, le fait que certains « gros éditeurs » abandonnent toute idée de « fond éditorial », etc.)
Philippe Bouvier : Le « quant-à-soi » existe. Pour un De Roux (père et fils), pour un Guégan, combien de…
Ph. Chauché, LCL : Quelle place donnez-vous au roman, au récit, à la poésie, au théâtre (présence d’Antoine Vitez), à la langue ? Un éditeur doit-il être attentif à la langue de ses auteurs ?
Frédérick Houdaer : Sinon… à quoi sert-il ?
Philippe Bouvier : La langue c’est la base de l’édition. Concernant le roman… nous n’en publions pas pour le moment mais, à moyen terme, qui sait ?
Frédérick Houdaer : Qu’est-ce qui relie (et distingue) les auteurs que nous avons déjà publiés (dans la Collection Bistra notamment) : Jindra Kratochvil (auteur tchèque et francophone), Sammy Sapin (poète et novelliste déjà publié à L’arbre Vengeur), et Judith Wiart (dont nous avons retenu le premier recueil), si ce n’est leur façon unique de faire sonner la langue ? Au catalogue du Clos Jouve, les auteurs ne sont pas interchangeables.
Philippe Bouvier : Autant de nouvelles écritures, de voix différentes, tout particulièrement dans la Collection Bistra.
Ph. Chauché, LCL : La maquette de vos livres est très sobre, le titre du livre, le nom de l’auteur imprimés sur fond blanc. L’impression est très soignée, c’est là aussi une différence que vous affirmez ?
Philippe Bouvier : Le choix du graphiste Malte Martin s’est imposé d’entrée de jeu dans notre conception et notre choix de cette qualité graphique. Je connais Malte Martin depuis 1991, il m’a accompagné sur divers projets professionnels…
Frédérick Houdaer : Ces choix graphiques nous ont ouvert des portes (chez les libraires et ailleurs) que j’ai vu rester fermées pendant des années avec la collection de poésie dont je m’occupais préalablement chez un autre éditeur.
Philippe Bouvier : Une présentation de Malte Martin et de Benjamin Fernandes auxquels nous sommes redevables de cette identité graphique si remarquable, deux mots sur leur parcours : Malte Martin s’est formé aux Beaux-Arts de Stuttgart puis de Paris avant de rejoindre le Collectif Grapus, groupement d’artistes cherchant à articuler recherche graphique et engagement politique. Parallèlement à son travail graphique, il a créé en 98 l’association Agrafmobile, un espace d’expérimentation entre création visuelle et sonore, geste et signes, conçu comme un « théâtre visuel itinérant pour investir l’espace urbain et les territoires du quotidien », et « une tentative de reconquérir l’espace public comme espace d’imagination appartenant à ceux qui y vivent ». Benjamin Fernandes, graphiste indépendant depuis 2016, est diplômé de l’École Supérieure d’Art et Design de Saint-Etienne (ESADSE). Après plusieurs expériences dans le domaine de la création graphique, il rejoint l’Atelier Ecouter/Voir Malte Martin/Vassilis Kalokyris, en 2018. Ensemble, ils collaborent sur de nombreux projets dont la création de l’identité visuelle des éditions Le Clos Jouve, pour laquelle ils réalisent également la maquette de l’ensemble des livres.
Ph. Chauché, LCL : Lorsque l’on se glisse dans le dernier ouvrage que vous publiez de Michel Sportisse consacré à l’Italie de Mauro Bolognini, on est sur l’instant à la fois dans l’histoire du cinéma, d’un cinéma peut-être un peu oublié, enfoui, celle d’écrivains italiens qui ont inspiré le metteur en scène, avec une belle présence de Pasolini, mais aussi celle des langues et des terres italiennes, des regards et des corps, finalement, un roman de l’Italie.
Frédérick Houdaer : Aucun ouvrage écrit en français (ni même traduit en français) n’avait été consacré jusqu’à présent à Mauro Bolognini, auquel la Cinémathèque Française a rendu hommage l’an passé.
Philippe Bouvier : On va continuer à travailler le cinéma Italien des années 60-70 bien que nous soyons heureux de sortir un ouvrage sur Yannick Bellon.
Ph. Chauché, LCL : Comment avez-vous, et traversez-vous la crise sanitaire ? Avez-vous bien résisté à ces difficultés, et quelles relations avez-vous nouées avec les libraires qui vendent vos livres ?
Philippe Bouvier : Par chance, notre « petite taille » nous a permis de « passer entre les gouttes ». Nous nous appuyons sur un réseau de libraires curieux de notre travail et disponibles. La relation que nous construisons avec eux est essentielle dans notre histoire.
Frédérick Houdaer : Néanmoins, l’annulation de tous nos évènements prévus (dans le cadre du Printemps des poètes, plusieurs signatures-lectures chez des libraires ont été reportés) nous handicapent fortement.
Ph. Chauché, LCL : Enfin quels sont vos projets littéraires pour demain ?
Frédérick Houdaer : Un recueil de Fabienne Swiatly, autrice confirmée (publiée à La Fosse aux Ours et chez Bruno Doucey). Toujours dans la Collection Bistra, un long récit très personnel signé Pierre Gandonnière faisant revivre le Lyon underground des années 80 (cabarets, lieux alternatifs, vie nocturne, etc.)
Philippe Bouvier : Deux autres livres sont prévus. Un hommage et plus qu’un hommage à Jack Ralite, prévu dans les prochaines semaines. Trois textes de Jack Ralite autour des questions de la culture évidemment, mais également autour de la thématique Travail et Santé au travail qui lui tenait particulièrement à cœur. De multiples amis nous ont confié « leur Ralite » à travers des témoignages, en voici quelques extraits :
« Orateur toujours attendu, pas du tout tribun l’écume aux lèvres, il a pour arme miraculeuse l’intelligence de la mise en commun secondée par la raison poétique. René Char et Saint-John Perse, avec lui, mènent le même combat. Nul esprit de secte dans le discours. Jack a forgé sa propre langue dans le lexique politique. Les artistes, des plus connus aux plus humbles, lui rendent l’amour qu’il leur porte » (JP Léonardini).
« Toujours pugnace et créatif, Jack explorait ces nouveaux champs avec son intelligence sensible et son expérience. Son bureau était envahi de notes, de livres, d’articles. Sa conversation était stimulante. C’étaient les nouveaux défis de l’éducation populaire. Le pessimisme ambiant ne l’avait pas atteint. Plein d’ardeur il se plaisait à citer Pierre Boulez, il avait raison et cela résume tout : L’histoire n’est pas ce que l’on subit mais ce que l’on agit » (Robin Renucci).
« Jack Ralite ne gardait rien pour lui, ni les livres, qu’il offrait, ni l’amour du théâtre, où il nous a souvent accompagnés, ni la fréquentation des savants, auxquels il a présenté les enfants d’Aubervilliers. Les combats de Jack Ralite sont loin d’être terminés. Pour éviter les « retards d’avenir », dont il dénonçait le risque, il faut lui rendre hommage en tirant les leçons de ce qui est déjà fait afin d’améliorer l’avenir en considérant ce qui reste encore à faire » (Catherine Robert).
« Le festival a beaucoup bénéficié de sa présence car il fut enfin un excellent pédagogue ; passez une heure avec lui et vous avez l’impression d’avoir conversé avec Victor Hugo, Jean Jaurès, Aragon ou René Char… La seule chose dont il avait besoin c’était une bouteille d’eau et une pile de livres » (Bernard Faivre d’Arcier).
« Quel que soit le lieu, une réunion de cellule ou la tribune des Etats Généraux, écouter Ralite, c’était devenir un peu plus intelligent » (Marie José Sirach).
« Les Etats Généraux de la Culture : à cette seule évocation, le sourire naît sur le visage de Jack Ralite. Il s’éclaire, s’agrandit, devient radieux. Et sa voix, empreinte de vibrations chaleureuses, devient rieuse » (Laurent Fleury).
« J’aime partager des causes humanistes avec toi. Cela offre des beaux et profonds souvenirs », m’écrivait Jack dans son dernier message. Nous avons cessé de nous écrire, mais ce n’est pas le silence » (Etienne Pinte).
« Qui donc saurait encore dire la vie quotidienne de Ralite de la mi-juillet à la mi-août 1968, dans les rues, les places, les cours, les lieux de spectacle d’Avignon ? Décrire son courage physique, épaule à épaule aux côtés de Jean Vilar. Dialoguant sans cesse et ne cédant sur rien » (Michel Bataillon).
« Il ne s’agit pas, dès lors, de copier Ralite mais de tenter d’être, dans une conjoncture différente, à son tour, à sa mesure, une exception au tout-venant des paresses, des démissions et des accommodements avec la domination » (Olivier Neveux).
Un nouvel essai de Michel Sportisse, Yannick Bellon, toute une tribu d’images, en voici la présentation :
Yannick Bellon avait de qui tenir. Elle était la fille d’une photographe dont l’originalité, l’audace et la volonté d’indépendance furent les traits les plus marquants. « Ce qui caractérise l’œuvre de Denise Bellon-Hulmann, quels que soient les secteurs de la réalité qu’elle ait visités, c’est la liberté d’une attitude envers les êtres et les choses », ainsi s’exprime Éric Le Roy (1). Dès ses débuts, d’abord comme monteuse puis comme réalisatrice, Yannick manifestera de son côté une forme de continuité ou, plus exactement, l’obstination têtue de dévoiler autrement ce que les instantanés maternels pouvaient traduire.
En leur temps, Yannick comme Denise évoluaient dans un univers essentiellement masculin. Être une femme n’était pas chose aisée. En dépit de tout, elles n’observèrent aucune forme d’autocensure. Elles exprimeront, à travers leur art, un engagement vibrant et sincère. Discrètes et patientes, elles ne désarmèrent point cependant. Chez l’une comme chez l’autre, la fureur, l’injustice et le désespoir d’un monde ne seraient point tues. Il n’y aurait-là nul pessimisme à conforter, une fenêtre pourrait et devrait s’ouvrir vers un horizon d’espoir. Yannick perpétuera cette prédisposition à l’optimisme qui marquait la vision de Denise. On a le reflet, chez l’une comme chez l’autre, d’une nature foncièrement combattive.
Il est difficile de séparer mère et filles. L’une explique sûrement les autres. C’est qu’en réalité, il y eut une vraie famille : la mère et ses deux filles, la comédienne Loleh Bellon et la cinéaste Yannick Bellon. Tôt divorcée, Denise ne sera pas une mère comme les autres. Il est peu commun de décrire une telle fusion, providentielle à vrai dire. Un enthousiasme, une curiosité et une complicité qui vous jettent au cœur de la vie, et, tout du long, une existence constituée de rencontres, d’échanges, d’expériences communes et de révélations ineffaçables.
Aussi, consacrerons-nous quelques détours à ces figures qui marqueront la destinée de Yannick Bellon. Outre Denise et Loleh, citons, parmi elles, le « touche-à-tout de génie », Jacques Brunius ; le réalisateur Jean Rouch, premier amour de Yannick ; l’époux tragique ; Henry Magnan, immortalisé à l’écran par le film-poème, Quelque part quelqu’un, première fiction de la réalisatrice.
Philippe Chauché
(1) Éric Le Roy, Denise Bellon, La Martinière, 2004.
Titres déjà parus aux Editions Le Clos Jouve :
Collection Bistra : J’essaie de tuer personne (Sammy Sapin), Le jour où la dernière Clodette est morte (Judith Wiart), Face contre terre (Gilles Farcet), Toutes mes pensées ne sont pas des flèches (Jindra Kratochvil).
Collection Sprezzatura : Mauro Bolognini, une histoire italienne, et La Rome d’Ettore Scola (Michel Sportisse).
Collection Champ Libre : Profils perdus d’Antoine Vitez (Jean-Pierre Léonardini).
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