Entretien avec Sophie Renée Bernard
Matthieu Gosztola : Vous venez de faire paraître deux livres aux éditions des Vanneaux : un roman intitulé La Bonne part et un recueil de poèmes qui a pour nom Traduites de la nuit. Dans ces deux livres, une présence éclot à chaque page, et même arrivée à floraison, elle ne cesse de continuer d’éclore : l’amour. L’amour comme intense présence à soi et à l’autre… L’amour comme intense proximité avec soi et avec l’autre…
Sophie Renée Bernard : C’est la même idée je crois. L’amour, quand il n’est pas qu’un jeu ou un passe-temps, bouscule les jalons de la perception, nos pensées familières. On reste soi, mais un soi détourné, décentré, tendu vers un autre. Un soi qui se découvre capable d’une certaine bonté, comme si l’être aimé renvoyait sa clarté propre, se faisait satellite par lequel la lumière des astres se réfléchit. Sans craindre le poncif, il me semble qu’aimer, c’est devenir meilleur, nécessairement. Car c’est remplir ses pensées de la beauté réelle ou rêvée de l’autre, c’est tendre vers cette beauté, chercher à s’en rendre digne.
Matthieu Gosztola : La présence des arbres dans vos livres, ces « mondes »…
Sophie Renée Bernard : Oui, c’est comme une obsession que je ne m’explique pas. Mes cahiers en sont remplis. Je les prends en photo (les dessiner me paraît une tâche impossible). Je les admire comme des êtres infiniment éloignés de nous, beaux jusque dans la mort. En quête de lumière et de fondation, immuables, donnant tout sans le savoir, sans le vouloir. Ils sont là, ils sont les absolument autres. Toute considération anthropomorphique les nie dans leur présence silencieuse à côté de laquelle nous faisons figure de mammifères agités.
Matthieu Gosztola : Votre amour des livres, amour comme « par instinct »…
Sophie Renée Bernard : C’est la narratrice de La bonne part qui aime les livres de cette manière. Rien en effet, de par son milieu social, comme on dit aujourd’hui, de par son éducation ou plutôt sa carence d’éducation, ne conditionne une telle attirance spontanée pour la littérature. Elle aurait pu subir les éléments de sa vie, suivre le « destin » maternel. Quelque chose en elle la pousse vers la beauté, et c’est ce qui la sauve. Beauté des mots dont elle est avide comme une assoiffée qu’elle est, beauté des paysages, beauté de sa sœur, de la femme désirée. Son amour des livres, et d’abord de la poésie, participe d’un même désir, lié à un manque certainement, mais qui va bien au-delà du manque. Elle est poussée vers ce qui lui ressemble, et qu’elle ignore encore.
Matthieu Gosztola : Est-il possible de connaître le « bonheur absolu » ?
Sophie Renée Bernard : Je suppose que c’est la narratrice qui utilise ce terme, au moment où s’opère la rencontre du désir et du réel, et où celui-ci s’offre dans sa plénitude. Il s’agit d’un mot emphatique, mais seul en mesure de décrire une sensation inscrite dans, et peut-être prisonnière de l’instant. Un instant, c’est-à-dire non pas le point mathématique ou ce qui, selon St-Augustin, n’a pas de durée ni d’étendue, mais l’intervalle de temps dans lequel se vit la communion avec le réel. Cet instant peut nous paraître contenir la totalité du bonheur possible et concevable. C’est comme la préfiguration d’un état qui ne nous serait pas accessible, un clin d’œil de l’éternité (la lumière des étoiles mortes ?), un répit, ou un sursis, ou un moment d’intensification de la vie, avant la retombée dans ce qui, au mieux, est une absence de souffrance.
Matthieu Gosztola : Vous faites toujours en sorte que les notions se fassent images. Comment s’opère ce travail de transmutation ?
Sophie Renée Bernard : Il me semble que je suis très loin encore de ce devenir-image de la notion. Il m’est d’autre part difficile d’expliciter ma démarche comme si j’avais derrière moi une œuvre. Un roman, un recueil de poésie, c’est bien peu. Je sens que je suis en plein processus, dans une recherche inquiète. J’aspire à la justesse du mot, de la sémantique, et ne peux que voir du mystère dans ce qu’ont été capables d’accomplir certains écrivains : Hugo, Giono, Céline… Par quelle voie, par quelle connaissance, ou quel instinct précisément ont-ils pu rendre exactement une pensée, qui en littérature est toujours sensible, comment ont-ils fait dégorger le jus du réel, de sorte que l’on est comme devant le verbe fait chair, oui, c’est tout à fait cela, le langage qui cesse d’être une enveloppe conceptuelle pour faire sentir, goûter, entendre, toucher : le mot-chair, le mot vivant. Les écrivains que je viens de citer ont ceci de commun, je crois, un style traversé par les forces cosmiques, une écriture qui épuise toutes les ressources du langage, syntaxiques, lexicales, métaphoriques, jusqu’à lui faire violence, pour que se produise un choc, une expérience au sens plein du terme, celle où l’on s’affronte au réel dans ce qu’il a de démesuré, dans ses aspérités et sa sauvagerie sublime (génie hugolien de pouvoir rendre, à travers des signes et des concepts, l’hybris et l’infrahumain) : le déchaînement des tempêtes et des océans, la grandeur de l’amour, tellement grand qu’il est voué à la mort physique, le vice dans ses abîmes les plus profonds, la beauté en ce qu’elle bouleverse plus qu’elle ne s’imagine. Je m’éloigne peut-être de votre question. Je crains de parler de mes écrits après avoir évoqué Hugo ou Giono. Si je sens sourdre dans certaines pages ce glissement du concept à l’image, je sais aussi que le travail est lent, jamais assuré.
Matthieu Gosztola : Comment écrivez-vous ? Par secousses ? Dans la continuité ?
Sophie Renée Bernard : Hélas ! Je suis bien loin d’écrire cinq à dix pages par jour. Si j’écris au quotidien, au sens où je noircis du papier, la véritable écriture, celle qui traduit une manière d’être au monde, un regard poétique sur les choses, est plus rare, éminemment jouissive quand elle survient. Alors l’écriture alimentaire, l’écriture journalière, celle qui n’engage pas l’être de façon radicale, est devenue un acte quotidien, presque hygiénique ; l’autre, l’authentique, la difficile, qui nous emporte plus loin que ce qui aurait été prémédité, peine à se faire régulière. Je peux dire donc que j’écris par secousses, au sens strict, car alors je suis comme secouée, emportée par une lame de fond. Dans le meilleur des cas, cette lame est autre chose que l’exutoire d’une subjectivité souffrante, ou l’analogue des larmes, elle dit, elle est parole et non pas cri. C’est ce rapport ontologique à la réalité, cette approximation de la vérité, qui fait l’écriture, et là on est dans le travail, qui suppose une certaine discipline, et beaucoup de temps.
Matthieu Gosztola : Comment concevez-vous l’étreinte entre la philosophie (que vous enseignez) et la poésie ?
Sophie Renée Bernard : Si on écoute Platon (mais le faut-il ?), ce sont là deux types de langage antinomiques. La rationalité, le discours de l’être en tant qu’il se pense à partir de son essence, à l’aune de l’éternité, exclut de son champ la poésie, ne serait-ce que par le rapport à la vérité, ou plutôt son absence, qui la caractérise. On le sait, ce clivage a conduit Platon à brûler ses tragédies, à bâtir l’idée d’une cité idéale conduite par la raison qui mette au ban tout ce qui viendrait dérégler l’ordonnancement social, notamment la poésie. Certes, il suffit de lire Kant et Rimbaud ou Apollinaire pour éprouver ce qui distingue ces deux modes du langage, qui sont, fondamentalement, deux manières de dire et d’appréhender le monde. Précisément, c’est dans cette mesure qu’elles sont complémentaires, au même titre que le mythe et la religion le sont de la science. Chaque discours déploie une représentation du réel, liée à toutes les autres. Un tableau ne dit pas la même chose qu’une œuvre musicale, est-ce pour autant que l’un a la primauté sur l’autre ? Pour revenir à votre question, je conçois le rapport de la philosophie et de la poésie moins comme une étreinte que comme une articulation des deux. D’ailleurs j’ai cessé d’enseigner la philosophie depuis trois ans. J’y vois de plus en plus une modalité du discours parmi d’autres, n’ayant pas plus de noblesse, ni moins, que le droit, la théologie, la biologie, en tout cas ne la vivant pas comme cette discipline souveraine, couronnant toutes les autres, indissociable de la fameuse dissertation, « exercice suprême de la pensée », que les législateurs du XIXe siècle ont voulu instituer dans les lycées.
*
Entretien mené par Matthieu Gosztola
Extrait de La Bonne part
C’est comme si j’avais été absente, étrangère pendant tout ce temps. Une chose soudain, un espace sans contours. Il aura fallu son écriture turquoise sur des feuilles quadrillées. Il aura fallu que je tombe sur cette boîte à chaussures qui recrache ses lettres, et toutes les autres, coincée entre des factures et des fiches de paie. Ces liasses de papier japon, ces arabesques toute personnelles, cette matérialité de buvard qui semble avoir plus de réalité que ce qui la rend possible, ou à quoi elle renvoie, que je tiens entre mes doigts à cet instant, qui me donne une vie neuve dont je sais qu’elle aura la durée d’un feu de bois, car pour la première fois je lis ces mots. Pour la première fois. Je n’ai aucun souvenir. Je les découvre, comme si celle à qui elles s’adressaient n’était rien alors. Une morte. Cela ne produit pas l’effet d’une armoire qu’on ouvre dans la chambre de sa jeunesse, qui nous envoie sa giclure d’images. C’est d’un autre ordre. Je m’abandonne bêtement à la mélancolie, en ce dimanche pluvieux de novembre qui n’annonce que le lundi, seule au milieu d’amours qui s’infligent à moi après coup et me chavirent. Lui ai-je seulement répondu ? Elle me reproche par endroits mon silence, l’avarice de mes mots. Cela fait douze ans. Je me demande ce qu’elle est devenue, quels contours son existence a pu prendre. Je fouille encore les boîtes qui dégueulent les morceaux de cette vie à laquelle, sans le savoir, je prenais part. J’effeuille ses lettres déjà un peu racornies. Je découvre des pages bleuies de poèmes d’Akhmatova, de Bounine, des Russes toujours, et des pages d’amour qui disent les années sombrées, la fin d’une époque. Son affection a glissé sur ma nuque comme sur un plumage de pigeon. Il bruine maintenant. La nuit a resserré sa tenaille, je ne m’en étais pas aperçue. En dépliant les feuillets une odeur s’échappe, qui me revient très précisément, une odeur de terre et de paille, presque animale. Je m’en attendrissais, ou m’en amusais. Sa venue me faisait l’effet d’une bouffée d’air à un malade alité, qui finit par avoir la couleur de ses 6 draps. La grille qui gémit, il faudra l’huiler. Des pas mal assurés. Quelques coups brefs contre ma porte. Que m’apporte-t-elle aujourd’hui, que va-t-elle me dire, quels silences gênés. Une petite fille dans le chambranle, deux yeux ronds levés vers moi, implorants, humides comme ceux d’un bœuf. Et une odeur un peu aigre. C’est tout ce qui est resté. Ces âmes dont parle Proust, ces essences.
- Vu : 4435