Identification

Entretien avec Quentin Mouron à propos de Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde (Essai), suivi de L’Age de l’héroïne (Ed. Olivier Morattel) (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 26.11.20 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Entretien avec Quentin Mouron à propos de Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde (Essai), suivi de L’Age de l’héroïne (Ed. Olivier Morattel) (par Patrick Abraham)

 

Quentin Mouron, né en 1989, est un écrivain canado-suisse de langue française dont les ouvrages ont été très vite remarqués. Il vit actuellement à Lausanne. Il vient de publier un passionnant essai sur Jean Lorrain suivi de la réédition de son roman, L’Age de l’héroïne, et a eu la courtoisie de bien vouloir répondre à mes questions.

 

Cher Quentin Mouron, vous évoquez, dans l’avant-propos de votre essai, le choc ressenti lors de votre découverte de Jean Lorrain. Qu’est-ce qui vous a mené à lire cet auteur qui n’est pas précisément, aujourd’hui, en vogue, ni très étudié non plus par l’université ?

 

C’est précisément lors d’un cours à l’université de Lausanne, où j’ai étudié la littérature et la philosophie, que j’ai découvert Lorrain. Le cours ne portait certes pas sur Lorrain, mais il y était cité. Ma curiosité naturelle a fait le reste…

– Votre essai s’intitule « Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde », et sur le bandeau on peut lire : « Au-delà de la décadence ». En quoi ces termes permettent-ils de cerner la singularité de l’esthétique lorrainienne ?

 

Dans mon essai, je m’attache à présenter les réponses que Jean Lorrain donne au problème de la fuite hors du monde. Une telle fuite est-elle possible ? Par la littérature ? Par la drogue ? Toute l’esthétique décadente procède, à mon avis, de la constatation que le monde est devenu un piège, qu’il ne saurait être source de ravissement, mais uniquement d’angoisse. Les auteurs décadents sont passés maîtres dans l’art de composer ce que j’appellerais volontiers des « fugues bouchées », c’est-à-dire des projets d’échappement qui se détruisent d’eux-mêmes. Les personnages fardés, travestis, drogués, fous, mystiques, lubriques, qui peuplent les contes et les romans de Lorrain sont animés par un double mouvement qui tente de les arracher à l’angoisse tout en les y faisant retomber plus douloureusement encore. Ce sont des personnages qui s’enfoncent. Ce sont des trajectoires gauchies. Ils parviennent tous à la même conclusion, qu’ils paient parfois de leur vie : il n’est pas de fuite possible hors de ce monde. Dans À Rebours, Des Esseintes finit par quitter sa maison-musée de Fontenay et rentrer tristement dans le siècle. Lorrain, dans Monsieur de Phocas, œuvre tardive, propose une solution in extremis : puisque l’on ne peut pas fuir hors du monde, autant se réconcilier avec lui ! C’est la voix ouverte par Gide quelques années plus tôt, et que Lorrain a lu. Empruntant la voix du vitalisme, de la réconciliation, du « oui » au monde, Lorrain fait un pas « au-delà de la décadence ».

 

– La poésie de Lorrain (1) est interrogée au début de votre essai. Elle paraît à beaucoup de critiques artificielle et dépassée face aux grands courants de la modernité qui ont bouleversé la conception même de création poétique : qu’en pensez-vous ?

 

Je peux les comprendre. Sa poésie est très inégale, et le plus souvent lourde. Jean Lorrain est à mon sens un romancier qui se rêvait poète ! Le seul recueil qui me paraît intéressant, c’est Les Modernités. Là il y développe quelque chose qui, à mon sens, aurait pu faire de lui un poète authentique. Non que ce livre soit un chef-d’œuvre, mais il s’y passe quelque chose de singulier, comme si Baudelaire avait rencontré Zola dans une pissotière obscure ! C’est un texte qui mérite vraiment d’être lu.

 

– Le nom de Huysmans est souvent présent dans votre livre, à travers surtout A Rebours et Des Esseintes. Plusieurs romans de Huysmans viennent d’être publiés dans La Bibliothèque de la Pléiade. Une grande exposition lui a été consacrée au musée d’Orsay, que l’on peut voir ce mois-ci à Strasbourg (2). Pour quelles raisons, selon vous, l’œuvre de Huysmans est-elle perçue comme restant actuelle alors que celle de Lorrain, même si elle est assez accessible, demeure plus confidentielle ?

 

Vous me permettrez de me réduire à des conjectures. Huysmans a été un auteur naturaliste, il a participé aux soirées de Médan ainsi qu’au recueil de nouvelles du même nom, qui rassemble Zola et Maupassant. Cela signifie que des générations de lycéens l’ont lu, même si sa contribution – Sac au dos – est mineure, en comparaison de Boule de Suif, qui est un coup de maître. Il faut admettre que le naturalisme a mieux vieilli que le décadentisme ! Et il a sans doute davantage marqué les lecteurs…

 

– Lorrain, en réaction à la société « bourgeoise » de son temps, qu’il défiait tout en s’en accommodant politiquement, a été fasciné par les « apaches », les beaux voyous des faubourgs avec lesquels il s’encanaillait. On retrouve cette fascination chez Georges Eekhoud, par exemple, né un an avant lui, qui a publié avec Escal-Vigor, en 1899, le premier roman ouvertement « gay » de la littérature belge francophone, ce qui lui a valu un procès. Comment situez-vous Lorrain par rapport à Eekhoud mais aussi par rapport à Gide ou Proust qui, d’une certaine façon, dans leur manière d’aborder littérairement l’homosexualité, ont été bien plus audacieux ?

 

Je ne connais que fort mal Georges Eekhoud, mais il est certain que Lorrain n’aborde la question qu’indirectement, par insinuations. Il y a sans doute une question d’époque : entre Lorrain et La Recherche du temps perdu, il y a une guerre mondiale, un monde qui s’effondre, un monde qui émerge. Il y a peut-être également une raison esthétique : Lorrain aime les personnages équivoques, mystérieux, au sexe indécidable. Thématiser trop frontalement l’homosexualité l’aurait privé de cette poétique de l’ambiguïté, qu’il cultive dès ses premiers textes.

 

– Il y a chez Lorrain, comme vous le soulignez, un jeu captivant avec les masques, les doubles, à travers les multiples pseudonymes dont il s’est servi – dont « Jean Lorrain » lui-même ! – et à travers ses « doubles » romanesques ou narratifs comme Serge Alitoff, Maxime de Jaekels, Jean de Fréneuse, etc. Comment analysez-vous ce jeu ?

 

Le masque – sujet d’actualité ! – a chez Lorrain une double fonction. Les personnages se masquent pour s’amuser et pour dissimuler leur visage. Or, cela dégénère rapidement en obsession. Le masque tend à remplacer le visage, ayant pour effet d’annuler toutes différences entre les êtres, les intégrant dans une série où ils seront indiscernables les uns des autres. Le personnage qui disparaît sous son masque, c’est l’homme qui disparaît dans l’uniformisation marchande du libéralisme économique triomphant. La peur des masques, qui saisit les personnages, c’est la peur de la disparition, de la dissolution, de l’intégration à la série. Je note d’ailleurs que les « anti-masques », nés dans le sillage de la crise sanitaire, ont exactement la même obsession, et pour les mêmes raisons !

 

– Si vous ne deviez retenir qu’un personnage de Lorrain, quel serait pour vous le plus emblématique de son œuvre ? Et si vous deviez conseiller à un lecteur ne connaissant rien de lui un seul de ses livres, lequel choisiriez-vous ?

 

J’ai une tendresse particulière pour Bougrelon, avec qui je me trouve avoir des points communs ! Je lui conseillerais néanmoins Monsieur de Phocas. Tous les lecteurs à qui j’ai conseillé ce livre m’ont déclaré avoir été bouleversés.

 

– Pour conclure : dans cet ouvrage, à la suite de cet essai inédit sur Lorrain, Olivier Morattel réédite votre roman L’Age de l’héroïne. Qui a eu l’idée de cette double publication et en quoi la personne et l’œuvre de Lorrain ont pu influencer l’écriture du roman ?

 

Olivier Morattel est à l’origine de cette association. L’Âge de l’héroïne était paru en 2016 à la Grande Ourse, mais il n’était plus disponible. Or, de nombreux thèmes du livre sont proches de ceux de Lorrain. Il m’a donc proposé d’éditer les deux textes dans un même volume. Lorrain est passé maître dans l’art de mêler la drôlerie et l’angoisse. C’est ce que j’ai voulu faire pour l’Âge de l’héroïne : un roman drôle et angoissant. Le lecteur dira si j’y suis parvenu…

 

Patrick Abraham

 

(1) Cf. Jean Lorrain, Poésie complète, Editions du Sandre, janvier 2015

(2) L’Œil de Huysmans : Manet, Degas, Moreau, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.

  • Vu : 2794

Réseaux Sociaux