Entretien avec Pierre Vinclair (2). l'animal danse
Entretien avec Pierre Vinclair, à l’occasion de la parution de Kojiki (avec Yukako Matsui) au corridor bleu (240 p., 22 €), seconde partie
Matthieu Gosztola : Le « chamanisme pop » est une formule qui me semble correspondre particulièrement à ton travail poétique.
Pierre Vinclair : Oui, j’ai un côté Beach boys ! Plus sérieusement, je travaille en effet beaucoup le rythme, j’essaie de trouver dans les phrases des ritournelles d’où s’échappent les figures dont je parlais tout à l’heure – je cherche la transmission narcotique du sens. Musique pop : les « refrains niais » et les « rythmes naïfs » qu’a redécouvert Rimbaud, et qu’on retrouve au fond dans toutes les « poésies premières ». Mais aussi Pop art : de l’ironie, une forme de déconstruction critique de la « société de consommation du sens ». Enfin, en laissant cette fois à « pop » son sens de « populaire », ce qui m’intéresse dans l’épopée, c’est précisément cette articulation entre le sacré et la communauté que peut définir l’expression « chamanisme pop », ou pour le dire autrement, que le sacré soit précisément ce qui soit en partage, et en jeu dans le remaniement perpétuel des versions du même poème, par différents aèdes, en fonction de la communauté à laquelle ils s’adressent.
La boucle du sens est perpétuellement relancée, collectivement, dans l’élaboration commune. C’est cette relance de la boucle du sens auquel le fétichisme de l’auteur soustrait d’autant plus facilement la littérature qu’il flatte les intérêts économiques et les droits d’éditeurs – et c’est ce contre quoi notre Kojiki, à sa très modeste mesure, essaie d’échapper, en revendiquant que nous sommes moins des créateurs que des passeurs. Nous essayons de relancer la boucle ici du sens, et ailleurs aussi, en donnant d’autres formes aux figures qui nous travaillent – pour qu’elles continuent leur vie chez les autres. Tu me diras, ce n’est certes pas la moindre difficulté, pour ce travail qui vise le commun, que de s’épanouir dans le cadre d’un espace poétique contemporain miné par l’hermétisme idiot. Mais je crois que la mise en crise perpétuelle de la signification, à chaque fois rendue à son immanence, sert, dans une sorte de guerre d’indépendance, à saboter les accélérateurs de pouvoir que sont les conventions catachrétiques du langage juridico-politique. Proposer une alternative à l’usage de la langue comme instrument de pouvoir pour disposer des corps, c’est me semble-t-il, la dimension éthique de la littérature. D’autre part, le fait de chercher ses ressources dans la transformation de textes issus d’autres traditions culturelles, lointaines ou anciennes, par un travail de reprise et de détournement, permet peut-être précisément d’échapper à ce double écueil de langage privé et de l’instrumentalisation ploutocratique de la parole – pour l’élaboration d’un imaginaire commun post-national et, si l’on veut, post-moderne. C’est cela peut-être, le chamanisme pop !
Matthieu Gosztola : Peux-tu nous parler de ton blog (http://vinclairpierre.wordpress.com/), de ce qui se joue « au quotidien », par ce biais, dans ta pensée, dans ta recherche, dans le cours de ta pensée et de ta recherche ? Autrement dit : est-ce une attelle, ou bien plutôt, comme je le pense, le moteur à propulsion (du moins l’un des moteurs à propulsion) d’une dynamique (celle qui te meut) qui ne peut que faire se rejoindre pensée et quotidienneté ?
Pierre Vinclair : Ce n’est pas tellement le quotidien qui m’intéresse dans le blog – car je suis loin d’écrire tous les jours – c’est la linéarité, la cumulativité d’une écriture qui en ajoute et qui avance. Contrairement au livre, on a là par définition un objet infini, ouvert, percé de trous et de liens, branché sur d’autres sites et d’autres blogs qui n’ont rien à voir. J’aime l’ascèse que nous propose la lecture d’un livre et j’aime qu’il nous retire, un instant, du monde – mais j’aime en complément qu’une tentative, par exemple, de traduction d’Omeros de Derek Walcott soit à deux clics d’un article d’économie ou d’un site porno. Car si la littérature nous retire du monde et si elle n’a de sens que comme pas de retrait, ce « pas » doit moins être conçu comme un état – ce n’est pas la retraite – que comme une action : c’est un trouage du monde, fait dans le monde, ou le mouvement du kaléidoscope, ou le mur du son. Je veux dire : on a peut-être là une limite du monde ou du mondain, mais cette limite est immanente au monde et même elle le constitue comme monde. Elle le pense et l’organise. Je dis peut-être n’importe quoi – mais j’ai donc, et ai eu, une utilisation multiple, plus ou moins solitaire, plus ou moins anonyme, des ressources que propose internet à la création littéraire.
Matthieu Gosztola : Vivre en Chine, en quoi pour toi cela a-t-il été une révolution copernicienne quant au corps ? Quant à l’espace ?
Pierre Vinclair : Le corps : la langue, surtout – les mots dans la bouche. J’avais appris le japonais (et je continue, du reste, à l’étudier) et j’ai commencé l’apprentissage du mandarin dès mon arrivée à Shanghai. Je travaille tous les jours, seul ou avec des correspondants que j’aide en échange à apprendre le français. C’est extraordinaire d’apprendre une langue, adulte – et peut-être d’autant plus des langues si étranges et si étrangères. Adulte, je veux dire : en étant conscient de ce qui se passe, en voyant les mécanismes se mettre peu à peu en place – en prenant des notes. Voilà ce que j’ai écrit lorsque j’ai rencontré ma première correspondante : « Jusqu’à hier je savais dire “bonjour”, “merci”, “trois”. J’avais rendez-vous avec Justine – son nom français – une étudiante ; il était convenu de nous aider dans nos apprentissages respectifs. Elle arriva accompagnée de deux de ses camarades ; elles n’avaient jamais l’occasion de parler français, à la fac, on ne travaillait que l’écrit ; elles voulaient voir le Bund. Nous nous mîmes donc, tous quatre, à marcher le long de l’avenue de Pudong, puis tournâmes sur Shangcheng, vers la rive jaune du Huangpu sous le soleil couchant. Ayant sagement identifié que le chinois, comme problème, commence avec la prononciation, je me mis humblement à lire toutes les pancartes écrites, en caractères romains – elles me corrigeaient en riant – elles m’apprenaient à lire – et dans ma bouche les sons, les tons, les rythmes exotiques – roulaient comme des saveurs nouvelles. Je m’étonnais de prononcer un xiē, un bǔ, un qì ; j’aurais voulu passer des heures, stupide, à lire cet alphabet ; ces quelques tours de langue m’apparaissaient comme les figures élémentaires d’une table de Mendeleïev, et ma première phrase une descente, n’importe comment, sur la poudreuse du réel. On aura beau dire, ensuite, lorsqu’on sera expert et qu’on fera des galipettes dans l’air, se ruant sur les bosses et zigzaguant entre les sapins – ce que l’on cherchera à retrouver c’est cette sensation, la première descente, dans le vide, et le premier gadin – le goût de la neige dans la bouche ».
Matthieu Gosztola : Qu’en est-il de l’intertextualité dans ton écriture ? J’ai cru déceler dans ton roman des allusions au Surmâle notamment, mais aussi à la seconde version de Point de lendemain de Vivant Denon ou encore, en ce qui concerne cette fois le cinéma, à Antoine Doinel ?
Pierre Vinclair : Oui, et il y en a bien d’autres. D’abord, cela me semble aussi naturel que de faire une chaise avec du bois : étant entendu que la matière première des écrivains n’est pas le réel, n’est pas non plus la langue – mais est « le sens », c’est-à-dire de la langue informée par de la pensée. Dans Ma Haie, Emmanuel Hocquard écrit que : « La littérature est une machine à produire de la littérature, pas de la pensée ». Il faudrait dire : la littérature est une machine à produire de la littérature, donc de la pensée. Cela ne signifie pas que la littérature soit la pensée, ou la produise seule (pas plus du reste que n’importe quoi d’autre) : c’est plutôt que cet acte de refaire lui-même, est producteur de sens. D’où le Kojiki, peut-être, qui n’est qu’un intertexte.
Matthieu Gosztola : En quoi Mallarmé a-t-il compté pour toi ?
Pierre Vinclair : Mallarmé a compté – et compte – d’une part pour sa conscience aigue de l’impossibilité de répondre au programme qu’il donne à la poésie, et d’autre part la constance poétique qu’il met malgré tout en œuvre à essayer d’y répondre en pratique. En somme, je suis assez fasciné par l’articulation dans son œuvre d’une réflexion de mythographe (à la suite de Max Müller, il considère dans Les Dieux antiques que les divinités archaïques sont des métaphores qui se sont figées, et fait de la métaphore, et donc du poète qui est son maître, le véritable créateur du sens, et derrière le sens, du monde – d’où ses velléités postromantiques de créer une sorte de nouvelle religion), d’une réflexion de linguiste (si c’est du langage et d’opérations linguistiques que proviennent toutes nos représentations du monde, il faut se questionner sur la nature du langage, et notamment sur les rapports entre le son et le sens. Comment du son peut créer du sens ? Dans Les mots anglais, Mallarmé met en œuvre des éléments de cette réflexion) et d’une pratique de poète : le rôle de la poésie serait, puisqu’il n’y a pas de transcendance, de parvenir à retrouver par-delà le rapport arbitraire entre signifiant et signifié les conditions de la production immanente du sens. Ainsi, chaque poème, dans sa singularité, devrait rejouer ce drame, ensemble linguistique et cosmique, de la création de la signification – et du monde – par la matière du langage. Mais comme, dans le même mouvement, le langage est d’emblée reconnu comme opérateur de fiction (les dieux sortis des métaphores, etc.), le poème – qui manifeste l’essence du langage – ne peut être pour Mallarmé que la fiction de cette opération – et étant essentiellement fiction, cette manifestation de l’être du langage ne nous fait pas sortir du langage. L’opération de création ne nous met que fictivement en lien avec du sens. La page reste au fond un tas de signes sur une page blanche, qu’on ne fait signifier qu’arbitrairement – et un coup de dés ne peut abolir le hasard. Il me semble que la poésie contemporaine est le nom de cet espace ouvert, constitué, par cette tentative et cet échec – que Mallarmé est dès le début très conscient de ce qu’il fait, et que nous n’avons pas beaucoup avancé depuis !
Matthieu Gosztola : Pourquoi Le Surmâle a-t-il été un roman important pour toi ?
Pierre Vinclair : C’est un fabuleux poème narratif. Il y a une époque où je l’offrais partout. C’est pour moi un exemple achevé des pouvoirs presque infinis de l’écriture. L’infini de la poésie trouve un visage dans la forme finie du roman. Cela me fait penser à un article de Pierre Campion sur Proust (http://pierre.campion2.free.fr/cswann.htm). D’après lui, Un Amour de Swann, qui ressemble formellement tant au roman classique et si peu au reste de la Recherche, serait en quelque sorte et selon un raisonnement typiquement hégélien, le fini que l’infini doit contenir en soi pour être vraiment infini. Je crois que l’intérêt des genres est ici : trouver une présence fini à l’infini du sens – et que le Surmâle en est une illustration particulièrement réussie.
Matthieu Gosztola : La traduction peut-elle être renouvellement de la vision primaire qu’on a de l’œuvre pour faire advenir sa primitive originalité ?
Pierre Vinclair : C’est une question très difficile, quant au Kojiki, puisqu’il n’y a pas de Kojiki originel : il y a un fourmillement d’histoires, de contes, de légendes et de poèmes qui ont été rassemblés à un moment, d’abord dans une mémoire, puis dans un livre, puis traduits en anglais, etc. Mais ni cette mémoire ni ce livre n’ont créé leur contenu. Ce sont des bribes narratives qui leur préexistaient, dans un état plus ou moins latent, avec des variantes, etc. C’est d’ailleurs une des choses qui me semble intéressante avec l’épopée, et qui s’appliquerait à la littérature toute entière si le fétichisme du livre et de l’auteur ne nous imposait pas de croire à une sorte d’origine (c’est ce que je voulais dire aussi avec la dimension fondamentale de l’intertextualité) : le sens que les boucles relancent est autant infini en amont qu’en aval. Et si par la traduction on peut dire quelque chose de l’origine du texte, c’est seulement cela – que le texte qu’elle traduit est lui-même une traduction, une translation, une interprétation, un autre nœud de la boucle. Qu’on est toujours déjà dans l’intertexte. Que l’origine, c’est ce qui fait défaut.
Entretien mené par Matthieu Gosztola
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