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Entretien avec Pierre Vinclair (1) La ritournelle infinie ?

Ecrit par Matthieu Gosztola 10.02.12 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Entretien avec Pierre Vinclair (1) La ritournelle infinie ?



Entretien avec Pierre Vinclair, à l’occasion de la parution de Kojiki (avec Yukako Matsui) au corridor bleu (240 p., 22 €), première partie


Matthieu Gosztola : Tu pratiques la course à pied avec une intensité qui me laisse sans voix (pour la pratiquer moi-même, mais à un bien moindre niveau ; si je cours le marathon, mon temps personnel fait grise mine auprès du tien). Peux-tu nous parler des incidences que peut avoir ce mode d’existence qui n’est plus que pure existence, c’est-à-dire cette façon qu’a le corps dans la course de ne plus exister mais de s’exister si je puis risquer ce terme, sur ta vie, et donc, puisque l’un et l’autre ne sauraient ne pas être intimement mêlés, sur ton écriture ?

Pierre Vinclair : D’abord, je ne pratique pas la course à pied de façon si intense que cela ! J’ai fait 6 ou 7 marathons, quelques semis, quelques trails, un 100 km – c’est tout. Ce qui veut dire qu’un an sur deux, pendant trois ou quatre mois, je cours presque tous les jours – le reste du temps, pas plus d’une ou deux fois par semaine. En ce moment je cours très peu – mais je vais m’y remettre, et m’inscrire au marathon de la Grande Muraille (qui a lieu en mai). Pas si intensément, donc – ce qui n’empêche pas que la course à pied ait une incidence, une sorte d’incidence, sur l’écriture. Ce sont deux activités qui demandent de l’endurance, un peu de masochisme aussi. De l’ascèse. En tous cas, j’ai particulièrement remarqué qu’un footing circulaire (autour d’un stade, autour d’un parc, etc.) avait un effet d’évidement de l’environnement dans lequel on passe et repasse, comme si le corps courant, à force de tourner sur lui-même, passait les unes après les autres sous des strates de paysage, s’abstrayant de ses propriétés sensibles à force de le voir et revoir. Il se fatigue, il n’est plus que dans une ouate épaisse, mouillée par de la sueur (un lieu pur ?). Dans cet espace abstrait, presque fictif, des sortes de phrases, des bribes d’histoires assourdies dans des rythmes lourds, se mettent à sortir de bouches invisibles. Du chamanisme pop. Je m’en inspire parfois.


Matthieu Gosztola : Lorsque l’on t’écoute parler du marathon, l’on prend conscience à quel point tu ne veux pas asseoir une pratique, quelle qu’elle soit, dans une habitude, dans une forme de répétition qui la débarrasserait de sa primitive originalité, de son éclat de naissance. C’est comme si tout devait se placer dans le domaine de l’exceptionnalité, tout devant être reconnu tel.

Aussi, tu as écrit un roman (L’Armée des chenilles, Gallimard, 2007), un recueil de poèmes (Barbares, Flammarion, 2009), et maintenant tu passes dans un genre totalement autre, indéfinissable, reprenant le Kojiki, laquelle reprise vient de paraître aux éditions Le corridor bleu avec des illustrations de Yukako Matsui.

Ne voudras-tu pas écrire d’autres romans (quid des sollicitations de Richard Millet), d’autres recueils de poèmes (quid de celles d’Yves di Manno) ?


Pierre Vinclair : J’ai écrit, ces quatre dernières années, un autre roman, dont l’histoire se déroule entre la Commune de Paris et les attentats anarchistes de 1892-1894 – mais ses aventures éditoriales ne sont pas terminées – et je suis en train d’achever un ouvrage de poésie. Une fois publiés, ces deux livres qui forment une sorte de triptyque avec le Kojiki, révéleront peut-être la cohérence – qui échappe encore – du projet qui m’anime depuis la fin de L’Armée des chenilles, travail plus spontané et qui ne s’intégrait véritablement à aucune démarche poétique – au sens d’Aristote, je veux dire relative à la question des genres – particulière. Ce projet, dont l’écriture de Barbares a été le premier moment, et que je suis loin encore d’avoir mené à terme, concerne la composition d’une forme d’épopée en prise avec le monde contemporain – non seulement quant à son contenu et ses formes – mais aussi quant à la linguistique susceptible de fonder le rapport au langage qui y serait mis en scène. Il me semble que la modernité poétique s’ouvre – avec Mallarmé et Rimbaud, disons – par une reconceptualisation complète de la question du langage, de sa nature et de ses pouvoirs, reconceptualisation qui semble d’ailleurs problématiser tout à la fois le narratif et le politique – et donc l’épopée – en même temps qu’elle confère au poète le rôle de réaliser l’impossible – retrouver le réel dans les mots, la signification dans le rythme, le sens commun dans la singularité extrême d’une écriture presque réduite au langage privé, etc. La composition d’une épopée – narrative, populaire, commune – faisant en quelque sorte partie de ce programme, comme son impossible même : c’est donc son centre. Mais on peut dire les choses de manière beaucoup plus simple : je cherche à tirer le roman vers la poésie et la poésie vers le roman, refaire pour maintenant et avec mes petits moyens la synthèse qu’a été l’épopée avant la dissociation du chant et du narratif. J’ai donc écrit un roman « épique » et un livre de poésie « épique ». Avec le Kojiki, ils font les trois sommets du triangle que j’essaie de circonscrire.


Matthieu Gosztola : En quoi les illustrations de Yukako Matsui (dans votre édition du Kojiki au corridor bleu) font-elles davantage qu’illustrer, enrichissant la sémantique du texte d’une sémantique du pur visible (pour nous occidentaux ; certes pas pour toi qui touches l’Orient à l’intime) qui est élan de lumière noire, – ruban effiloché, effilochant –, s’inscrivant en soi et déroulant l’imaginaire, qui vient rebondir, rebonds incessants, sur les fragments du texte ?


Pierre Vinclair : Ce n’est peut-être pas à moi de répondre à cette question, mais à chacun, en fonction de ce que les calligraphies ajoutent très concrètement à sa lecture : selon que le lecteur connaît à la fois le Kojiki original et les codes de l’art calligraphique traditionnel, ou qu’il ignore tout de l’un et de l’autre, il est sûr que le rapport aux calligraphies de Yukako ne sera pas identique. Il me semble, malgré qu’il est un point à souligner : mon texte et les images de Yukako travaillent la même matière – les mêmes mots. Et chacun s’affaire à construire un espace où projeter cette matière ancienne, pour la rendre de nouveau vivante – la faire danser. C’est donc le même esprit qui anime le pinceau de Yukako et mes vers libres : chercher dans nos espaces artistiques – ceux de la calligraphie, ceux du poème – des figures et des rythmes à même de donner un nouveau corps à ce vieux machin, issu de conventions que nous comprenons aussi peu qu’un écolier contemporain sait se servir d’un boulier – pour qu’il soit montrable, lisible, aimé. Le Kojiki « original » se dessine alors dans l’espace vide qui sépare les calligraphies et le texte, et dont la lecture, par un dialogue en droit infini, peut se faire une idée – mais « dans un miroir et en énigme », comme disait Augustin.


Matthieu Gosztola : Maintenant, quel pan inconnu vas-tu aborder par l’écriture ?


Pierre Vinclair : Je suis en train de m’atteler au pan théorique – en écrivant une thèse.


Matthieu Gosztola : Multiplie-tu les genres pour donner à ton écriture l’occasion d’un visage multiple ? Veux-tu faire en sorte que ta voix singulière soit la somme de voix multiples ? Comme si une seule voix pouvait devenir le terrain insatiable mais néanmoins extrêmement tenu d’une polyphonie ?


Pierre Vinclair : Je n’ai pas tellement de souci de faire une œuvre – ou plutôt : tout ce que j’écris pour l’instant est de l’ordre de la problématisation, de la recherche, du déblayage, et de tentatives de propositions, fragiles, précaires, provisoires. Ce qui ne facilite évidemment pas la publication : chaque livre « fini » n’est qu’une chrysalide abandonnée – et abandonnée parce qu’elle ne convenait pas. Les livres sont les impasses de ma recherche : les culs-de-sac. Ce sont donc moins des livres finis que les matérialisations d’une recherche qui en un endroit s’arrête. De là cette impression que je vais piocher dans des genres différents : j’essaie des formes, tout simplement. Je cherche. Or, c’est la moindre des choses, si l’on a l’audace d’imaginer que cela serait de quelque intérêt pour un lecteur, et de les présenter à la publication, de les réécrire en partie pour les rendre lisibles ; ce travail d’élagage et de mise au propre m’est toujours très pénible – car il consiste souvent à gommer les aspects les plus maladroits et les ratages (c’est-à-dire tout ce qui fait sens, puisque ce sont des impasses), pour trouver de faux équilibres, un faux achèvement. Mais ce qui est vivant, dans mon travail, c’est ce qui n’en finit pas – c’est très banal ce que je dis là. Les gens n’écrivent pas des livres, ils cherchent quelque chose.


Matthieu Gosztola : Quel est ton rapport à la musique ?


Pierre Vinclair : J’écoutais beaucoup de jazz lorsque j’étais en France – essentiellement du jazz des années 60 et 70, hard-bop, free jazz, jazz atonal. Au Japon, j’ai découvert à la fois le « japanoise », les expérimentations électro-free d’un Otomo Yoshihide, et les différents instruments – le shamisen et le koto, les percussions – dont l’orchestration fait les genres de la musique traditionnelle – des chants de prières aux danses des festivals, du chant du théâtre nô aux rythmes du bunraku. Maintenant que je suis en Chine, j’écoute moins de musique. Disons que je n’ai pas encore trouvé de musique, ici (bien sûr, il y a de la dance).

Ce n’est bien sûr pas le même rapport que l’on instaure avec une improvisation d’Eric Dolphy et avec le chant guttural, très étrange, d’un prêtre bouddhiste lors de la prière, je veux dire il ne faut pas se mettre dans la même attitude ni écouter aux mêmes endroits, mais c’est malgré tout peut-être la même sorte d’énigme : il n’y a là que cordes qui vibrent, souffle qui passe – et en même temps, il en retourne d’une sorte de sacré. Je veux dire : le sentiment mélangé de gratitude et de terreur que l’on ressent, en tant que spectateur de la création du monde. Et d’un monde presque purement minéral, non encore humain. La poésie, du moins une certaine poésie, entre autre celle des anciens de TXT, ressemble à la recherche d’un devenir-animal de la voix. Mais dans la musique, nous sommes déjà tellement plus loin : dans la pure matière – et en même temps absolument impalpable. Elle m’intéresse surtout, donc, lorsque le flux temporel qui la porte et qu’elle porte se dépasse et se cabre, crachotant, toussant soudain comme un pot d’échappement en fin de vie (pardon pour l’image) une atmosphère momentanément insoumise au temps, un espace, dans lequel dansent des figures comme des ombres chinoises, plus sensibles que toute idée, mais plus spirituelles qu’aucun son. La ritournelle – et la figure, libérée soudain. La boucle et l’improvisation. Le sacré a son lieu dans cette dialectique. Steve Reich et Albert Ayler.


Matthieu Gosztola : Peux-tu nous en dire plus sur le Kojiki qui vient de paraître ? (au corridor bleu ; on peut en lire un extrait ici :


http://www.lecorridorbleu.fr/Blog/2011/12/un-extrait-du-kojiki/)


Pierre Vinclair : Le Kojiki est le premier texte du Japon : quelque temps après avoir importé les idéogrammes de Chine, les japonais décidèrent d’utiliser l’écriture pour fixer les histoires (en grande partie légendaires) du pays, depuis sa fondation par les dieux, jusqu’aux derniers empereurs. C’est donc à la fois une cosmogonie, un livre de contes, et l’hagiographie des grands hommes. Mais en même temps, une partie au moins de ces légendes semble servir, avant tout, de justification aux noms propres – je pense par exemple à l’histoire de la rivière « Froc-plein-de-Merde », ou à la vallée de « Ma-Femme » – ou de mise en contexte pour comprendre les chansons et les poèmes hérités de la tradition. C’est ainsi que le livre est un pot-pourri absolument fascinant de récits et de listes, de considérations étymologiques et de poèmes, de scènes de batailles et recueil de prières. L’histoire des dieux et des empereurs, dès lors, devient comme la trame fantasmatique sur laquelle viennent se greffer toutes les figures de la culture archaïque japonaise. Cela, pour le Kojiki tel qu’il a été écrit en 712. 1300 ans plus tard, il s’est agi pour Yukako et pour moi de trouver dans l’espace calligraphique et dans la langue française des ressources, des rythmes et des images susceptibles de faire passer le genre d’émotions brutes qui nous semblait se dégager de ce pot-pourri. Pour donner au lecteur la double impression qu’il s’agit là d’un « livre total » et en même temps d’une collection bigarrée de genres qui ne s’emboîtent pas – d’un instrument de l’ordre cosmopolitique le plus dur (et les nationalistes japonais ne se sont pas privés de se servir du Kojiki pour justifier la politique expansionniste du pays au début du XXe siècle), autant que d’un joyeux désordre, d’un débraillement anarchisant des multiplicités, proche au fond de l’animisme informel des intensités sauvages qu’est aussi le shintô (dont le Kojiki est le livre « fondateur »).


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A propos du rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com