Entretien avec Khaled Al Khamissi à propos de son livre L'Arche de Noé
L’Arche de Noé, Khaled Al Khamissi, traduit de l’arabe (Egypte) par Soheir Fahmi, Sarah Siligaris, Editions Actes Sud, Collection Mondes arabes, octobre 2012, 400 pages, 22 €
Titre original Safinat Nouh, Dar El Shourouq, Le Caire
Entretien avec Khaled Al Khamissi, par Nadia Agsous
« Une Egypte plus humaine, plus juste et pourquoi pas gouvernée par une femme… »
Après Taxi, l’auteur égyptien, Khaled Al Khamissi, publie aux éditions Actes Sud L’Arche de Noé, roman qui raconte l’histoire d’un Rêve collectif qui s’écroule. Ce récit qui prend l’allure d’un conte met à nu les déceptions et la désillusion de tout un peuple qui cherche à embarquer sur l’Arche de Noé, ce lieu de sauvetage qui les mènera vers un ailleurs qu’ils/elles s’imaginent plus cléments.
Nadia Agsous : Dans quelle ambiance familiale avez-vous vécu ?
Khaled Al Khamissi : Je suis issu d’une famille impliquée en politique et versée dans la culture. Mon père est poète. Ma mère était actrice et comédienne. Elle est décédée très jeune, à l’âge de trente-deux ans lors d’un accident. J’avais cinq ans. Ma sœur avait six mois. A la mort de ma mère, nous avons été vivre chez mon grand-père maternel. Ce dernier était poète, critique, écrivain, philosophe et traducteur. Ses enfants sont romanciers, journalistes et écrivains. Son père a participé à la révolte nationaliste contre le pouvoir des Khédives et la domination européenne menée par Ahmed Urabi en 1881. Mon père et mes oncles ont été emprisonnés à plusieurs reprises.
Quel est le contexte qui a inspiré votre roman ?
Pendant les années 2007/2008, nous avions le sentiment que nous vivions dans un monde qui était révolu. L’odeur de la fin du règne de Moubarak était nauséabonde. Nous étions réellement asphyxiés. Nous étouffions. Quelques années auparavant, soit en 2005, il y a eu en Egypte un début de révolution. Il y avait des manifestations au Caire, à Kafr edawwar (Sud Est d’Alexandrie), à Alexandrie. Des ouvriers avaient organisé des grèves dans des usines. Une véritable révolution culturelle s’était déclenchée. Nous disposions de librairies et de livres. Il y avait une profusion de productions théâtrales. Nous respirions un air nouveau. Nous étions optimistes et nourrissions l’espoir d’un changement à tous points de vue. Deux années plus tard, soit en 2007, la situation n’avait pas évolué. Nous avions le sentiment que nous vivions une stagnation épouvantable et qu’il était indispensable de fuir cette odeur qui nous étranglait. Tout le monde en parlait. Il y avait le sentiment général qu’on avait perdu nos repères et le sens des directions. C’est ainsi que j’ai écrit un texte à propos de ce contexte, de ce sentiment de désarroi et d’impuissance et du désir obsédant de partir loin de cette ambiance mortifère. Toutes les classes sociales étaient concernées par cette envie pressante d’embarquer sur l’arche de Noé pour fuir le déluge.
Comment avez-vous construit chaque personnage ?
La structure de ce roman prend la forme d’une ronde formée par douze personnages qui sont logés dans le ventre de la narratrice. Il se tiennent par la main car ils se retrouvent tous sur le même bateau et dans la même galère. En se donnant la main, chacun donne naissance à l’autre.
Pourtant, chaque personnage est différent. Pour chacun, j’ai imaginé une histoire qui prend l’allure d’un conte. Je me suis inspiré de la forme littéraire connue dans la littérature arabe sous le nom de al-maqâmat. Dans ce type de narration, chaque conte en fait naître un autre.
Les personnages sont conscients que leur pays n’est plus en capacité de leur assurer une vie décente. Pourtant, ils émergent comme des êtres profondément attachés à leur terre natale. Comment interpréter ce fort sentiment « nationaliste » qui se dégage de votre roman ?
Je suis un peu surpris par ce constat. Personne en Egypte ne m’a fait cette remarque. Je n’y ai jamais fait attention moi-même. Cet attachement est sans doute lié à l’histoire de l’Egypte. L’idée que nous sommes un peuple ancien est profondément ancrée en nous. Nous voyageons très peu à l’extérieur. Les premières vagues migratoires remontent aux années 1970 et 1980. C’était essentiellement une migration de travail. Le chômage, la pauvreté, la misère a incité des Egyptiens à chercher du travail dans les pays du Golfe. Quatre-vingt dix-neuf pour cent de ceux qui ont migré sont revenus vivre en Egypte.
Le roman traite de thèmes d’une brûlante actualité : pauvreté, chômage, corruption, insécurité,absence de perspectives, difficultés d’investissement, humiliation, instabilité sociale, exil… Vous avezpuisé votre inspiration de la réalité égyptienne. Mais quelle est la part de fiction dans votre récit ?
Dans ce roman, tout est réalité mais je n’ai vécu aucun événement. Je n’ai rencontré aucun des douze personnages qui peuplent le récit. Ils sont le fruit de mon imagination. Ce que j’ai écrit dans ce roman est bien évidemment lié à ce que je sais de la société égyptienne et de la vie des Egyptien-ne-s.
Les possibilités de migrer pour les plus riches sont infiniment plus probables que pour les plus pauvres.Les inégalités à tous points de vue y compris dans l’acte de migrer sont très flagrantes dans votreroman…
En Egypte, les inégalités sociales sont très apparentes. Après l’ouverture économique en 1974, les écarts entre les classes sociales n’ont pas cessé de s’accroître. Durant les années 1980, 1990 et 2000, au temps du règne de Hosni Moubarak, la politique du néo-libéralisme a accentué ces différences sociales. Les riches ont augmenté leur capital économique. Les classes moyennes ont perdu de leur pouvoir d’achat. Les classes populaires sont devenues encore plus pauvres.
Dans le champ de l’enseignement, les écoles de bonne qualité sont réservées aux riches. Celles de moindre qualité sont fréquentées par les pauvres. Peu à peu, les grandes universités égyptiennes ont perdu de leur prestige entraînant la dégradation de la qualité de l’enseignement. Les universités privées ont fait florès (Université allemande, américaine, française…). Nous avons également assisté à la prolifération des clubs pour les classes aisées exclusivement.
Petit à petit, des îlots ont été créés entre les différentes classes. Au début, il existait des ponts entre ces groupes pour disparaître complètement ces dernières années. Les riches et les pauvres ne se rencontrent pratiquement jamais. Les inégalités sociales sont bien évidemment devenues des inégalités de chance. De nos jours, la possibilité de promotion sociale est devenue difficile voire impossible. Auparavant, l’espoir et le rêve d’une ascension sociale étaient possibles.
Vampire, l’un des personnages, considère Mabrouk Al-Menoufi, le passeur, comme une « bénédiction »pour l’Egypte. Il raconte que « chaque sou qui est entré dans ce pays (le village) y est entré grâce àlui ». Quelle est la fonction que vos personnages attribuent à la migration ?
Les motifs diffèrent d’un personnage à un autre. Cependant, tous partagent un sentiment général : il est devenu impossible de vivre dans un pays qui n’offre plus de perspectives d’une vie décente. Et si l’on part, cela ne signifie pas que l’on est des traîtres mais car il n’y a pas d’autres issues. Les personnages du roman quittent leur pays pour avoir plus de liberté. Ils sont à la recherche d’une vie meilleure, d’une promotion sociale et culturelle et de ressources financières pour améliorer leur situation socio-économique et développer les régions dans lesquelles ils vivent.
Ce n’est pas forcément les plus pauvres qui migrent. La situation s’est tellement dégradée que toutes les classes sociales cherchent à partir vers d’autres horizons.
Le portrait de Mabrouk El-Menoufi est très émouvant. Il explique, il justifie, il va jusqu’à humaniser sonactivité de passeur. Comment expliquez-vous ce regard humain que vous posez sur cet individu qui faitpasser les frontières aux candidats à l’émigration, très souvent au péril de leurs vies ?
Mabrouk El-Menoufi est un « simsar ». Ce passeur est un paysan qui vit dans un village où plus de 70 % des jeunes âgés entre 18 et 40 ans n’ont pas d’emploi. Ils vivent une situation socio-économique difficile qui représente un danger pour le village. Mabrouk El-Menoufi a une expérience en matière de passage et d’exil. Aussi, pour rendre service à ses compatriotes, il les aide à migrer dans le but d’améliorer leur situation socio-économique. L’argent gagné à l’étranger servira au financement d’un projet : achat d’un commerce, d’une maison… Sans l’aide de ce passeur, il y aurait plus de pauvreté et de misère.
Ce n’est pas tant l’argent qui intéresse Mabrouk El-Menoufi. Ce dernier est animé par le désir d’aider à passer les frontières ces jeunes qu’il considère comme ses enfants. C’est en ce sens que son action revêt une dimension humaine.
Votre roman met en exergue la Nubie, contrée rurale qui se situe au sud d’Assouan. Il se dégage devotre récit un fort sentiment de colère des Nubiens à l’égard du pouvoir central. Quelle sont lesspécificités de cette région d’Egypte ?
L’évocation de la Nubie dans ce roman n’est pas un choix délibéré. Je me suis retrouvé naturellement à écrire au sujet de cette région d’Egypte où j’ai séjourné à plusieurs reprises. La Nubie est une région du nord du Soudan et du sud de l’Egypte. Dans l’Antiquité, cette région était indépendante. C’était un peuple qui vivait dans un royaume qui avait une civilisation et ses propres langues. De nos jours, une partie vit au Soudan et l’autre en Egypte. Les Nubiens sont partie prenante de la nation égyptienne.
Lors de la construction du Lac Nasser entre 1958 et 1970, les Nubiens furent dépossédés de leurs terres et ont été déplacés vers le nord notamment. Dans le roman, il me semblait important de mettre en exergue le personnage du Nubien Roi.
Qui est ce dernier personnage représenté par une femme qui joue le rôle de la mémoire de l’Egypte ettémoigne du moindre détail des péripéties des protagonistes du roman ?
Cette femme est la narratrice du roman. Sa mère est polonaise. Elle a également des origines françaises. Elle était égyptologue. Son père est égyptien. Il était ingénieur dans le barrage d’Assouan dans les années 1960. C’est là qu’il a rencontré celle qui allait devenir sa femme et la mère de la narratrice.
Cette femme a un rôle important dans le roman. Elle est celle qui nous fait découvrir les liens entre les onze personnages, leurs problèmes, leurs souffrances, leurs espoirs. Elle parle des protagonistes du roman comme s’ils étaient ses propres enfants. Elle les révèlent aux lecteurs/trices. Il y a un très fort attachement entre la narratrice et tous ces personnages qu’elle porte dans son ventre. C’est elle qui annonce la révolution et l’avènement d’un monde nouveau.
Votre roman laisse entrevoir une lueur d’espoir et l’avènement d’un nouveau monde, d’une nouvelleEgypte…
Une Egypte plus humaine, plus juste et pourquoi pas gouvernée par une femme. C’est pourquoi j’ai choisi de représenter le personnage narrateur par une femme. Car de nos jours, nous avons besoin de la partie féminine du monde. Nous voulons moins de guerres, moins de violence, moins de néo-libéralisme. Nous aspirons à un nouveau mode de gouvernance et à plus de justice sociale et d’humanité. Je crois réellement que nous vivons dans un monde qui est sur le point de basculer. Le modèle actuel qui régit le monde est dépassé. Et je pense que celui que inventerons dans les prochains dix voire vingt ans, sera basé sur des nouvelles idées qui accorderont plus d’importance et d’intérêt aux êtres humains, à la terre, à l’environnement.
Dans le roman, je vois naître ce nouveau monde. En Egypte et ailleurs. Concernant l’Egypte, beaucoup affirment que la révolution a commencé le 21 janvier 2012 et qu’elle s’est achevée par la chute de Hosni Moubarak. Or, ceci n’est évidemment pas vrai car la révolution a commencé en 2005 et ne s’est pas encore terminée. C’est un processus et il faut attendre au moins une quinzaine d’années pour faire le constat des premiers résultats. Je suis très optimiste.
Extrait du chapitre intitulé « Retour à la ligne »
« Le son, la couleur et le sens se sont entremêlés dans ma tête et les mots se sont enfouis sous les dalles qui recouvraient le sol. Je me suis recroquevillée sur moi-même et je n’écoutais plus que les soubresauts de mon cœur inquiet pour ma fille. Mon destin au Caire s’est croisé avec d’autres et ils se pressent ensemble vers la mer pour échapper au déluge qui va nous engloutir. Mon roman a commencé dans mon ventre, là où commencent toujours les histoires. Les fins et solides fils de soie se sont noués autour de ma main pour me contraindre à raconter ces contes d’exode.
J’ai plongé dans les yeux de ma fille et j’ai décidé d’écrire toutes les histoires de ceux qui avaient embarqué sur l’Arche de Noé ou qui s’apprêtaient à le faire, à commencer par Ahmad Ezzedine, que je dois rencontrer demain matin.
L’Arche de Noé vogue au milieu des vagues qui noient la terre. Je la vois comme un œuf prêt à éclore. Comme les prémices d’un monde que nous ne connaissons pas, que nous n’imaginons même pas. L’Arche m’apparaît comme la lettre noun en arabe, un demi-cercle, surplombé d’un point lumineux au centre. L’autre demi-cercle ressemble à un arc-en-ciel et constitue avec le premier une nouvelle planète née de l’implosion de l’ancienne.
L’Arche de Noé prend la forme d’un œuf qui bat selon son propre rythme pour refaire le monde » p. 363.
Nadia Agsous
Khaled Al Khamissi est écrivain, journaliste et producteur. Il est originaire du Caire où il vit actuellement. Il est diplômé de sciences politiques de l’université du Caire et de relations internationales de l’université de Paris-Sorbonne. Il est l’auteur de deux romans : Taxi (2011) etL’Arche de Noé.
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