Entretien avec Gérard Chaliand : "La poésie nomade"
La marche têtue suivie de Feu nomade, Gérard Chaliand, Editions de l’Aube, 1996 (poésie)
Gérard Chaliand est un aventurier et géostratège français d’origine arménienne. Il est spécialiste de l’étude des conflits armés et des relations internationales et stratégiques. Il s’engage dans les guérillas de décolonisation en tant qu’observateur-participant durant plus de vingt ans, et côtoie les combattants d’une quinzaine de maquis sur quatre continents, Afrique, Asie, Amérique latine, Europe de l’Est et Caucase. Gérard Chaliand est également poète, historien, écrivain, traducteur. C’est l’auteur de la Marche têtue paru en 1959 – suivi de Feu Nomade paru en 1970 – que j’ai voulu rencontrer.
Sophie Galabru : Pensez-vous que la poésie peut s’interroger ou qu’elle n’a rien à dire d’autre que ce qu’elle donne à lire ?
Gérard Chaliand : Cela dépend des auteurs, René Char pouvait très bien en parler.
SG : Ce qui frappe à la lecture de vos poèmes c’est l’emploi de la première personne. Souvent les poètes se considèrent comme des témoins, témoins des mots, des émotions, des images, d’une vérité. Vous considérez-vous aussi comme un témoin ?
GC : Il est vrai que ces poèmes sont à la première personne, c’est tout à fait subjectif et personnel. C’est ainsi que je me pose dans le monde. Universel ? Je ne sais pas si cela peut y prétendre. Certains pourront peut-être s’y reconnaître. Personnellement je n’ai jamais pu entrer dans la poésie désincarnée et abstraite de Mallarmé mais volontiers dans celle de Rimbaud.
SG : On a le sentiment en vous lisant que la poésie porte l’aventurier, mais peut-être est-ce l’aventurier qui s’exprime dans le langage poétique ?
GC : Je crois que c’était la poésie qui m’a porté avant l’aventure, car à l’époque où j’ai écrit ces poèmes j’étais encore très jeune. Bien sûr j’ai commencé par le voyage, mais la vie d’aventures est venue petit à petit. Des gens qui entre dix-huit et trente ans ont vécu aventureusement il y en a, mais à l’échelle d’une vie c’est rare. Je ne savais pas si j’étais un aventurier, je l’ai découvert en marchant.
SG : Mais alors finit-on par se connaître au bout de ces voyages, car vous avez pu écrire « je gisais prostré sans me connaître encore »…
GC : Je crois qu’au bout du voyage, on se connaît. Cela prend du temps. On découvre certains aspects de soi, parfois tardivement. Par exemple, un ami à qui j’avais envoyé mon livre Mémoire de ma mémoire – récit autobiographique – m’a écrit une lettre en me disant « c’est exactement toi et en fin de compte je découvre que tu es un homme d’une autre époque, une époque avec des gens courageux entourés de barbares et qui acceptent de se confronter à ce monde-là ». Nous nous trouvons aujourd’hui dans une ère post-héroïque. Quand il y a cinq morts chez des volontaires, l’opinion publique craque. Je ne porte aucun jugement moral, ce n’est ni bien ni mal, mais il est vrai que naguère on pouvait encaisser des pertes de professionnels dans l’exercice de leur métier, celui des armes, aujourd’hui c’est fini.
SG : Autrement dit, par le passé, on acceptait d’avantage la mort et en plus grand nombre ?
GC : On acceptait mieux la mort. Aujourd’hui, ce qui caractérise pour moi l’Occident, du moins dans ce domaine, c’est la fuite éperdue devant la mort. Les gens oublient que le vieil Homère nous appelait les Mortels.
SG : Pourquoi, selon vous, nous ne pouvons plus accepter la mort, la déchéance, la maladie ?
GC : Nous sommes le produit d’une société qui depuis cinquante ans vit dans la paix, la sécurité et un relatif confort. A ce confort protégé, on s’est habitué : on est moins courageux.
SG : On découvre les périples d’un nomade « sans royaume » et pourtant souverain. Le nomade pourrait-il tout compte fait avoir un royaume ?
GC : Le nomade a pour royaume son cheminement. Un jour, une anthropologue est venue chez moi et m’a tout suite dit que mes meubles étaient ceux des nomades, c’est-à-dire des coffres, des tapis. C’était exact. Il y a deux choses qu’aiment les nomades : l’eau et le jardin. Moi aussi.
SG : D’ailleurs, on dit que les nomades errent mais toujours autour d’un point précis
GC : Le nomadisme se fait sur quelques centaines de kilomètres. La caravane sur de grandes distances est un fait plutôt rare. Le nomadisme c’est la transhumance sur un parcours bien connu, relativement court. Moi-même ai-je une base à laquelle je reviens toujours.
SG : Il y a encore bien d’autres dualités dans vos poèmes, comme celle d’une impuissance qui se veut maîtrise, notamment dites-vous « je n’en finis pas de forcer le temps qui passe et qui sans moi passerait si je le laissais passer »
GC : Je ne sais pas l’expliquer. C’est la part de création : on fait des choses sans savoir pourquoi. Il est évident que le temps passe, alors cela signifie qu’il faut intervenir dans le temps, intervenir pour transformer ce temps immobile en temps vivant. Chez les vietnamiens pendant la guerre, j’ai vu un slogan « évitez les temps morts, augmentez le temps vivant ».
SG : Le temps vivant, c’est le présent ?
GC : Oui, et comme disait Omar Khayyâm, deux jours m’indiffèrent, « hier et demain ». Le temps, j’essaye d’en faire le maximum d’usage sachant à quel point il est bref et à quel point si je le laisse passer, il a passé. Il n’est chose plus légère à la fuite que le temps disait Pindare.
SG : Vous dites souvent être écrasé et vous invoquez à votre secours les forces de la terre, « j’appelle à moi la forêt et le vent », la mémoire des civilisations
GC : Oui, nous sommes écrasés : la vie est une bulle sur une eau qui coule. Un souffle et tout s’efface.
SG : Mais au vu de la précarité de cette existence, ne trouvez-vous pas que la vie résiste plutôt bien ?
GC : Oui. Mais moi j’aime la risquer. Il y avait un livre de Nikos Kazantzakis que j’apprécie. Son personnage Zorba dit à son employeur « patron, la veuve elle en pince pour toi », et il lui répond « écoute Zorba laisse-moi, je ne veux pas d’histoires », alors Zorba s’arrête et lui dit « en somme tous les livres que tu as lus ne t’ont servi à rien, la vie c’est défaire sa ceinture et chercher des histoires ».
SG : Et quant à ces puissances élémentales, vous donnent-elles de la force ?
GC : Contrairement aux urbains, la nature existe pour moi. Quand je marche, quand je randonne, j’en participe un peu. Disons qu’il y a « empoignade ».
SG : Dans le neuvième poème vous énumérez ces morts, ces gens aimés et disparus. Y-a-t-il des morts plus vivants que les vivants pour vous ?
GC : Oui, entre autres mon père. Le jour où je mourrais, alors il mourra. C’est comme chez les bouddhistes ou les sociétés primitives, les morts font partie de la vie. Il y a un très beau poème du poète turc Nazim Hikmet. Un homme de cinquante ans rencontre dans son imaginaire le jeune homme de dix-sept ans qu’il fut. Il décrit le type qu’il était, avec ses godasses, son vieux pantalon, mais rempli d’illusions et prêt à se battre. Et il se regarde, et dit « tout ce qu’il va perdre, je l’ai perdu ».
SG : Une phrase semble aussi marquer une certaine amertume : « nous n’avons pas atteint le chemin de ce monde et sans l’avoir atteint nous n’y reviendrons plus »
GC : Non pas l’amertume mais la nostalgie, la mélancolie des choses passées. Cela dit, cette phrase se discute. C’était pour moi l’idée que l’on n’atteint pas son but, et qu’une fois joué c’est joué. C’est un aller simple.
SG : Pensez-vous que l’on devient ce qu’on est ou que l’on peut se rater ?
GC : La plupart des gens se ratent. Dans un poème récent, j’ai pu écrire « comment as-tu pu vendre ta vie unique pour si peu ? ». Je ne souhaite à personne de prononcer cette phrase. Travailler pendant je ne sais combien d’années dans une entreprise, prendre en charge toutes sortes de choses, et ne pas vivre… Beaucoup boitent dans leurs vies, feintent, se consolent avec ce qu’ils peuvent… Il y a beaucoup de substituts au rêve.
SG : On a pu dire que votre poésie était une poésie de la présence, notamment Claude Burgelin qui préface le recueil, on pourrait même dire poésie de l’immanence. C’est en effet une poésie très terrienne, où vous parlez de la terre, de la chair, de la vie, pour autant y-a-t-il un rapport avec un au-delà, un ailleurs, une transcendance ?
GC : C’est ici et maintenant.
SG : Cet élan poétique n’est pas une transcendance ?
GC : Rimbaud est mort, son œuvre est là. Pour moi ce n’est certainement pas ouverture à un au-delà métaphysique mais peut-être un prolongement au-delà de soi. Oui l’élan d’écrire transporte, c’est un peu la part magique de l’individu mais sans prolongation après le match. C’est comme ça que faisaient les chamanes et les mages. Une histoire d’amour, c’est transcendant ! A tel point que je ne comprends pas que des gens se droguent.
SG : Il y a en effet des poèmes d’amour qui entrecoupent cette marche nomade. Pensiez-vous à une ou des femmes aimées ?
GC : Elles sont très présentes dans ma vie, mais excepté Feu nomade, les poèmes de la Marche têtuesont « hors femmes ».
SG : Pour fermer cette Marche têtue, peut-on dire que c’est un titre qui en appelle à la force et au courage malgré la précarité de la vie ?
GC : On s’embarque dans la vie, et il faut s’efforcer de réaliser ses rêves, se battre pour être libre et ne pas céder.
Entretien réalisé par Sophie Galabru
« L’imagerie sans flamboiement inutile se développe très neuve et très noble d’un bout à l’autre. Je place Mes yeux n’ont qu’un chemin… parmi les plus beaux poèmes d’amour de ce temps », André Breton en 1959.
Extrait de Mes yeux n’ont qu’un chemin :
Mes yeux n’ont qu’un chemin, ils te parcourent entière
et mes yeux vacillent au creux de ta rivière.
Tes bras rives de douceur
à tes yeux, en cortège, des rêves de velours
toute l’eau des neiges fond au perle de tes doigts
et tu offres ta grâce sans désir de retour.
Chacun de tes sourires déchires un peu de roche.
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