Entretien avec Frédéric Andrau à propos de Monsieur Albert
Entretien avec Frédéric Andrau, par Nadia Agsous
Après avoir publié A fleur de peau et Quelques jours avec Christine A, Frédéric Andrau, journaliste équestre et romancier, consacre un récit biographique à l’écrivain d’origine égyptienne, Albert Cossery, décédé en 2008. En novembre 2013, il aurait eu cent ans.
Quelle idée a inspiré ce récit biographique sur Albert Cossery ?
Lorsque j’étais jeune, j’avais lu Mendiants et Orgueilleux sans vraiment savoir qui était l’auteur, que je croisais d’ailleurs très souvent dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés où vivait ce dernier, sans le connaître. A. Cossery ne passait pas inaperçu. Il était élégant et avait constamment le regard à l’affût. Le fait de savoir, plus tard, qu’il était l’auteur de Mendiants et orgueilleux a motivé mon envie de lire ses autres romans.
Par ailleurs, j’ai l’habitude de dire que j’ai réalisé ce livre car il me semblait être de mon devoir de rendre un hommage à la fois littéraire et humain à ce personnage qui a marqué la littérature. Car même si la vie d’A. Cossery n’était pas très agréable, ce dernier a mené une existence atypique. Il a vécu dans un hôtel, de rien, avec rien et pour rien pendant soixante ans !
Puis un jour, alors que je dînais avec Monique Chaumette, elle me révéla qu’elle avait été mariée à A. Cossery pendant sept années. Les détails qu’elle me confia alors aviva mon désir d’écrire un livre sur cet auteur.
Bien que j’avais l’habitude de le rencontrer dans le quartier, je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Lorsqu’on le voyait, on n’avait pas trop envie de lui parler et de le déranger.
A. Cossery mettait de la distance entre lui et son environnement même s’il avait un besoin réel d’être aimé, admiré et reconnu. Pour écrire ce livre, j’ai eu accès à ses archives grâce à Joëlle Losfeld. C’est ainsi que j’ai retrouvé un tas de documents dont des petits carnets où il écrivait notamment lorsqu’il avait perdu l’usage de la parole. La phrase « qui se souviendra d’A. Cossery » qu’il gravait très souvent sur ces feuilles dénote de l’existence d’une volonté de savoir quelle trace il laisserait après sa mort.
Votre récit révèle l’homme dans les moindres détails de sa vie quotidienne. Comment avez-vous procédé pour recueillir les données qui ont servi à reconstituer la trajectoire d’A. Cossery ?
J’ai d’abord recherché tout ce qui avait été écrit sur lui. J’ai trouvé énormément d’articles de presse, mais aucun ouvrage hormis le livre d’entretiens de Michel Mitrani. Puis j’ai passé de longues heures en compagnie de personnes qui l’ont connu et côtoyé. J’ai interrogé les serveurs du café du Flore et de la brasserie Lipp. J’ai passé plusieurs nuits à l’hôtel La Louisiane afin de m’imprégner du lieu où il a résidé de très longues années dans la chambre 78. Cette dernière n’existe plus en tant que telle car elle a été transformée en petite suite.
J’ai discuté avec les commerçants du quartier où il faisait ses courses. Je montrais une photo de lui à des personnes âgées notamment. Celles qui le reconnaissaient témoignaient. J’ai également rencontré des personnes qui l’avaient connu de très près : Georges Moustaki, son ex-épouse Monique Chaumette, et d’autres personnes qui ont été des témoins directs et dont les souvenirs ont servi à la reconstitution de ce récit biographique.
Vous proposez aux lecteurs/trices une présentation inédite et détaillée d’un auteur dont les romans sont très appréciés. Certaines de vos descriptions sont très précises comme si vous aviez assisté aux scènes que vous racontez. Quelle est la part de l’imagination dans ce récit ?
Je suis resté très fidèle à la restitution de sa vie parisienne telle que les informateurs me l’ont racontée. Mais à certains moments du récit, je fais appel à l’imaginaire. Ceci concerne, par exemple, son enfance en Egypte. Après m’être documenté sur ce pays à l’époque de son enfance, j’ai essayé d’imaginer le style de vie de la famille de A. Cossery. Ce dernier a été élevé dans un environnement familial où personne ne travaillait. Ses parents étaient plutôt aisés et le modèle familial avait en quelque sorte influencé son mode de vie. Il n’a lui-même presque jamais travaillé. Son roman intituléLes Fainéants de la Vallée fertile est autobiographique. Il met en scène toute une famille aisée dont les membres ne travaillent pas et passent leur temps à dormir.
Pour la scène de sa mort, j’avais imaginé cet homme à l’agonie qui, malgré sa fainéantise, cette nuit-là, a trouvé la force de se lever de son lit, de retirer le drap du matelas, de l’étendre par terre pour ensuite s’y allonger afin de mourir. C’est ainsi que je me suis représenté sa fin dans la chambre 78.
Votre récit se décline sous forme d’un long texte que vous écrivez en employant le « vous ». Le vouvoiement est-il un moyen pour marquer davantage la distinction qui caractérisait ce personnage qui aux yeux de beaucoup était énigmatique ?
L’emploi du « vous » exprime l’idée d’intemporalité. C’est une manière de donner l’impression de la présence d’A. Cossery alors qu’il est absent au moment où j’écris le livre. En plus, comme je ne pouvais pas me permettre de le tutoyer, le « vous » était un moyen d’exprimer une distance avec le personnage pour lui témoigner mon respect et de lui rendre hommage. Ce type de narration permet aux lecteurs/trices de lire la vie d’A. Cossery plutôt que son histoire de vie.
Pourquoi A. Cossery n’a-t-il jamais rien écrit sur Paris ?
Le mystère demeure entier. Il a tellement su décrire avec précision le petit peuple du Caire bien des années après avoir quitté l’Egypte, qu’on se demande pourquoi il n’a jamais mis à profit toute son expérience et ses observations pour écrire sur Paris et sur les personnages littéraires qu’il a connus, tels que Alberto Giacometti, Jean Genet, Albert Camus et bien d’autres personnalités. A. Cossery faisait partie du milieu littéraire et artistique de Saint-Germain-Des-Prés à la belle Epoque. Quand il est mort, on a trouvé des bribes d’un nouveau manuscrit dont l’action se situe encore une fois en Egypte. Je trouve vraiment dommage que nous ne possédions aucun témoignage de cet auteur sur Paris.
Si vous deviez présenter Albert Cossery en quelques mots, comment le définiriez-vous ?
Ma description du personnage est plutôt humaine que littéraire. A. Cossery a été décrit comme un « dandy altier », un « anarchiste mondain »… Mais il était un personnage très mystérieux qui n’était pas très prompt à la communication et à l’échange. Il était capable de rester assis des heures entières sur la banquette du Flore à ne rien faire. Et aux serveurs qui lui demandaient s’il ne s’ennuyait pas, il répondait : « je ne m’ennuie jamais quand je suis avec Albert Cossery ». Il passait également son temps sur une chaise dans le jardin du Luxembourg et à Saint-Sulpice à regarder et à observer les passant-e-s, et en particulier les jeunes filles. Il était très curieux et était doté d’une d’autosuffisance qui intriguait plus d’un.
Pour ma part, j’ai le sentiment qu’A. Cossery était « un peu » un imposteur qui avait de l’intelligence, de l’humour et une grande distinction. Je crois bien qu’il a mené une existence de simulation et qu’il a souvent menti à lui-même et aux autres. Il jouait avec soi et avec la crédibilité, les faiblesses et la générosité des personnes qui l’entouraient.
Quelles sont les caractéristiques typiquement cossériennes de ce personnage qui rend une allure mythique ?
J’ai beaucoup apprécié Les hommes oubliés de Dieu. Je me rappelle du passage qui met en scène une discussion entre un père et son fils. Ce dernier lui demande pourquoi ils ont été oubliés par Dieu et si cette situation allait durer longtemps. Le père répond que lorsque Dieu oublie quelqu’un, c’est pour toujours. Ce passage résume bien le titre du livre et les caractéristiques de l’univers cossérien. Dans Un complot de saltimbanques, les histoires que l’écrivain invente pour ridiculiser le pouvoir dénotent d’une grande faculté d’invention et d’une capacité de rendre les personnages crédibles. L’écriture cossérienne est photographique et très précise. Le lecteur imagine avec précision et clarté les scènes, les lieux, les personnages, les ambiances. Le talent littéraire de cet auteur réside dans sa capacité de marquer les esprits. Lorsqu’on lit les livres de A. Cossery, on ne les oublie pas !
C’était un homme qui ne s’attachait à rien. Il avait tendance à revendre aussitôt les objets qu’on lui offrait. Il n’a jamais cherché à avoir un lieu propre à lui. Il s’est contenté de sa chambre d’hôtel, lieu très impersonnel. Quand il est mort, on a retrouvé trois cartons d’affaires dans lesquels il avait entassé des lettres, des carnets de notes, des documents administratifs, son passeport, des invitations à des vernissages, des expositions, et des courriers d’admirateurs. On a trouvé également beaucoup de sollicitations de jeunes étudiants et élèves qui l’invitaient dans des établissements scolaires pour parler de ses livres. Il fascinait même les jeunes qui l’avaient découvert lors d’une émission à Canal Plus.
C’était d’ailleurs très émouvant et impudique de consulter ses affaires intimes mais c’était le seul moyen de m’imprégner de son histoire.
Bien qu’à travers votre récit vous exprimez de la sympathie et de la tendresse à l’égard d’Albert Cossery, par moments, vous pointez ses défauts et ses travers sans ambages. Cependant tout en évitant de le stigmatiser. N’avez-vous pas tendance à ménager ce personnage comme si vous craigniez les foudres de sa colère ?
Le livre n’est pas très complaisant à l’égard d’Albert Cossery. J’ai adopté cette approche car je n’étais sûr de rien. J’ai reconstitué des événements et le portrait d’une personnalité à partir de la parole de ceux et celles qui l’ont connu. Il y a donc une part d’interprétation et notamment de l’incertitude. On peut se demander si les personnes qui ont témoigné ont été objectives. Il fallait donc être prudent. Les deux aspects pour lesquels il me fallait montrer de la précaution concernent notamment son rapport aux femmes et la question de l’antisémitisme. J’ai obtenu les informations relatives aux femmes par Monique Chaumette, son ex-épouse. Mais cette dernière était-elle objective ? Quant à l’antisémitisme, je ne peux pas m’autoriser à affirmer qu’il l’était. Je ne pouvais que faire des suppositions à partir des témoignages et de mes lectures. A. Cossery était-il antisémite ? Je n’en sais rien ! Et lorsqu’on n’est pas sûr, on avance avec prudence.
Que représente A. Cossery pour la littérature française ?
C’est un personnage hors du commun qui a laissé une trace indélébile dans le champ de la littérature. Il a, de mon point de vue, réussi un tour de force incroyable. Car de nos jours, un auteur qui ne produit que huit livres tomberait vite dans l’oubli. Son lectorat se renouvelle constamment. A. Cossery fait partie de ces auteurs dont les livres sont présents dans les rayons de presque toutes les librairies.
Nadia Agsous
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