Entretien avec François-Marie Deyrolle, à propos du livre de Fouad El-Etr, L’escalier de la rue de Seine (par Laurent Fassin)
Laurent Fassin : L’escalier de la rue de Seine, ouvrage au titre à la fois simple et énigmatique du poète, traducteur et éditeur libanais Fouad El-Etr, que publie L’Atelier Contemporain, échappe à tous les genres. Ou plutôt il crée son propre genre en jouant sur plusieurs registres : roman picaresque, mémoires d’un aventurier esthète, histoire d’une revue fondée en 1967, La Délirante, au nom inspiré par un voilier, comme un appel du grand large ou le clin d’œil des Muses (ces cahiers donneront six années plus tard naissance aux éditions éponymes) ; enfin livre d’amitiés (le dessinateur et peintre Sam Szafran y est particulièrement à l’honneur) ; l’auteur ne faisant pas aussi mystère de quelques inimitiés…
François-Marie Deyrolle : Avant tout, c’est une œuvre littéraire et un témoignage. Je ne pense pas du reste que Fouad puisse dissocier ces pages de son œuvre poétique ou romanesque (1). Tous les qualificatifs que tu viens d’utiliser sont tout à fait justes. Cela montre la richesse du livre, extrêmement ouvert dans sa forme et par son contenu.
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LF : Riche en illustrations, comme l’était la revue que dirigeait Fouad El-Etr, et maintenant le sont les titres que publie L’Atelier Contemporain, d’une grande poésie aussi, L’escalier de la rue de Seine épouse le format de la collection de textes rares qu’il allait constituer, à partir des sommaires de La Délirante…
FMD : Au départ, il était prévu que l’ouvrage trouve place dans une des collections traditionnelles de L’Atelier Contemporain. Puis, alors que nous travaillions ensemble, j’ai découvert les quatre dessins qui figurent en pages de garde (deux en début de volume et deux en fin de volume) ; des dessins inédits, que Sam Szafran avait réalisés pour des livres de La Délirante jamais parus, et qui proviennent de la Collection de Martine et Fouad El-Etr. J’ai aussitôt conçu qu’il fallait non seulement les reproduire, mais les reproduire au mieux ; c’est-à-dire à leur format et sans blanc tournant. Le format du livre, conséquence de cette heureuse découverte, reprend donc celui des ouvrages de La Délirante. L’hommage, la cohérence du projet s’en sont trouvés renforcés.
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LF : Cohérence avec les choix éditoriaux de Fouad El-Etr, doublée d’une cohérence avec les tiens depuis que tu as fondé il y a onze ans L’Atelier Contemporain. Pour preuve de cela, la reproduction dans L’escalier de la rue de Seine de crayons, encres, aquarelles et fusains sur papier, pastels, photos, gravures, lithographies et eaux-fortes, lesquels viennent en contrepoint du texte, le rehaussent et à la fois l’éclairent…
FMD : Pour respecter au mieux l’état d’esprit qui animait Fouad, j’ai utilisé des caractères proches des Garamond, lesquels, avec les Baskerville, ont toujours eu sa préférence. De ces polices, il existe évidemment plein de déclinaisons. Quant à l’empagement qui ménage de grandes et belles marges, il se veut autant que possible conforme à ses goûts. Par ailleurs, ont joué un grand rôle dans la construction du livre le nombre impressionnant d’images que Fouad a mis à ma disposition. Chez lui, il garde précieusement quantité de documents, dessins d’artistes et même les typons (2) qu’il utilisait pour réaliser ses livres. Fouad m’a laissé libre de choisir et de disposer les images comme je l’entendais. Ses interventions ont été limitées à quelques images, qu’il préférait à d’autres ; au total peu de changements de sa part.
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LF : Comment as-tu procédé, fort des documents que tu avais retenus ?
FMD : Lorsque Fouad évoquait rapidement une œuvre, j’ai essayé d’en fournir la reproduction en écho, cherchant à disposer celle-ci là où elle ferait sens. Aussi bien « les dessins tout en nuances de Balthus, Barthélémy, Olivier et Szafran » m’ont-ils conduit à retenir telle pointe-sèche, tel fusain ou crayon sur papier ou encore telle lithographie de ces artistes. Mon travail a consisté à trouver le juste équilibre entre images et texte, à favoriser une bonne respiration entre celui-ci et celles-là, au profit toujours du rythme de lecture. Ces opérations se font très intuitivement.
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LF : Dans la phase préparatoire de l’ouvrage, vos rencontres ont été régulières. Comment se sont-elles passées ?
FMD : Oui, Fouad m’a souvent accueilli à son domicile parisien. Pour lui la poésie, l’édition, l’art, évidemment ses artistes, ses poésies lui importent au plus haut point ; c’est un tout que reflète au plus près La Délirante, revue et éditions. C’est dire l’importance énorme qu’il attachait à ce livre L’escalier de la rue de Seine, qui le voit retracer son parcours. Il ne pouvait être question de travailler à distance ou par correspondance. Nous avons donc beaucoup discuté, j’ai multiplié les essais sur la base desquels nous échangions. Un gros travail, somme toute. Comme nous appartenons à des générations différentes (il est né en 1942, et moi en 1966), nos méthodes de travail divergent nécessairement. Approche du métier « à l’ancienne » de son côté ; ordinateur et logiciel de mise en page, du mien. Fouad ne comprenait pas toujours la manière dont les livres se font à présent, en particulier pour la distribution du texte, des coupes. L’homme est extrêmement précis. Il souhaite que certains mots soient coupés, pas d’autres, à tel endroit ou à tel autre. Que l’équilibre des blancs entre les mots soit respecté, il y veille scrupuleusement. Pour moi l’expérience aura été passionnante, c’est une approche que je ne partage pratiquement jamais avec aucun auteur. Fouad me parlait en ayant recours à des termes anciens, le « point pica » par exemple, d’usage courant autrefois dans l’imprimerie et unité de mesure pour les typographes, à laquelle plus personne ne fait référence à l’heure actuelle.
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LF : Votre rencontre initiale a-t-elle eu lieu à raison du souhait de Fouad El-Etr de confier son manuscrit à L’Atelier Contemporain ?
FMD : Non. Fouad est très proche de la Librairie Tschann, Boulevard du Montparnasse à Paris, et en particulier de Yannick Poirier ; il ne savait pas où publier ce livre-là et s’en est ouvert à Yannick qui a songé à L’Atelier Contemporain. Il a découvert la maison d’édition à cette occasion-là. J’étais très content de ce rapprochement. Depuis un moment je formais l’idée d’un livre sur Sam Szafran que signerait Fouad El-Etr ; Fouad est le premier à avoir écrit sur Szafran, leur amitié étant indissociable de l’aventure de La Délirante… Ce n’était évidemment qu’un projet parmi beaucoup d’autres et le temps avait passé sans que je fasse part de cette idée au principal intéressé.
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LF : C’est une belle histoire qui voit une nouvelle fois cette prestigieuse librairie parisienne à l’origine d’une rencontre, d’un livre ou de leur mise en valeur.
FMD : Et pour moi cela a beaucoup de sens. C’est une librairie qui soutient L’Atelier Contemporain, j’y ai d’ailleurs travaillé à mes débuts. Maintenant je ne minimiserai pas l’inquiétude et le stress qui ont accompagné toute la genèse du projet. Rien n’est moins évident pour un éditeur que de publier un livre conçu par un autre éditeur – les médecins, dit-on, n’aiment guère soigner les autres médecins, l’analogie ici s’impose… Une peur au ventre me laissait rarement en paix : peur de ne pas être à la hauteur ; peur que la maquette ne le satisfasse en rien ; peur de son jugement sur la manière dont je concevais mes rapports avec lui ; peur aussi qu’il trouve que je ne mettais pas son livre suffisamment en avant, etc.
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LF : Ces peurs étaient compréhensibles. Fouad El-Etr est connu pour son exigence, son souci du moindre détail et en a fait la démonstration avec La Délirante ; il recherche la perfection en tout ce qu’il fait.
FMD : Oui, il m’était impossible de ne pas avoir ça en tête. La tâche n’en était que plus ardue. Il y eut quelques incompréhensions entre nous. Pour éviter que le projet ne capote, alors que j’y tenais vraiment, mettre de l’eau dans son vin fut la meilleure attitude.
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LF : Combien de temps s’écoula avant que vous n’atteigniez le but escompté ?
FMD : Une année, entre le moment où il m’a donné le manuscrit et celui où le livre est paru, une année seulement… Autant dire que cela a été très rapide. En général, beaucoup plus de temps m’est nécessaire ; d’ordinaire il m’est impossible de soutenir un tel rythme. Fouad tenait à cette publication ; ce travail avait à mes yeux valeur de symbole, je l’ai ressenti comme un passage de témoin de la part d’un des maîtres de l’histoire de l’édition en France. Certains lecteurs le percevront peut-être aussi de cette façon. Deux livres que L’Atelier Contemporain a fait paraître en 2024 revêtent cette dimension symbolique : L’escalier de la rue de Seine, par conséquent, et Atopiques, de Manet à Ryman, les écrits de l’écrivain et historien de l’art Jean Clay, fondateur de la revue puis de la grande maison d’édition Macula, référence indispensable en matière d’histoire et de théorie de l’art en France au cours de ces cinquante dernières années. Que Jean Clay me confie la tâche de publier son ouvrage aura aussi été un grand moment, très différent, cela va de soi, de celui que j’ai partagé avec Fouad El-Etr.
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LF : Passionné, ce dernier accorde une place centrale à l’ami Sam Szafran et à l’artiste qu’il était. S’il évoque – et avec quel brio ! – maints épisodes qui soudèrent leur relation, on devine sous sa plume que leurs caractères entiers provoquèrent de temps à autre des étincelles entre eux.
FMD : Une brouille plus sévère que les précédentes fit que, les dernières années, ils ne se voyaient plus. Fouad insiste désormais sur les aspects les plus intéressants et stimulants de ce qui fut une longue amitié de part et d’autre. Un conflit sévère semble avoir eu pour origine un reproche que fit le poète à l’artiste de se répéter avec ses dessins sur le thème des escaliers. Fouad pourtant avait été le premier à l’encourager en ce sens. Sam Szafran s’était prêté au jeu ; il allait dessiner des heures, des semaines et davantage le tortueux escalier de la rue de Seine. Cela tourna à l’obsession, mais ne partait pas de rien… L’anecdote est connue : enfant, Sam avait souffert le martyr de voir son oncle le prendre à bras-le-corps, lorsque ça n’allait pas, pour le suspendre un instant au-dessus d’une cage d’escalier… Il y avait de quoi être effrayé, en effet ! Toujours est-il que la critique, fût-elle d’un ami, finit par excéder le peintre…
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LF : Leur histoire croisée n’en est pas moins étonnante. Pourrait-on concevoir deux êtres plus dissemblables que cet artiste, né Samuel Berger à Paris durant l’automne 1934, fils aîné d’émigrés juifs polonais, et rescapé de la rafle du Vélodrome d’Hiver, en juin 1942, un écorché-vif qui aura connu de grands drames dans son existence, et son cadet de huit années, poète issu d’une famille libanaise lettrée, qui installé dans la capitale depuis 1959 rêvait moins d’y mener à bien deux thèses sous la direction de l’universitaire et écrivain René Étiemble que de se faire une place dans le milieu littéraire en fondant sa revue de poésie. Voilà deux personnalités au caractère trempé qui avaient, chacun de son côté, de sérieuses raisons de refuser les compromis, d’exiger surtout le meilleur de leur art ou de leur mode d’expression. Est-ce que La Délirante, marquée par ces deux figures emblématiques et dans ses deux composantes, revue et collection de textes rares, a joué un rôle dans ta décision de devenir éditeur à ton tour ?
FMD : Je dois t’avouer, non. Je connaissais les livres de La Délirante, mais quand ma bibliothèque s’est constituée et avant que je ne rencontre Fouad, elle devait être riche d’une quinzaine de ces ouvrages, pas plus, sur les soixante-quinze titres environ qu’il a fait paraître au total. Par contre, il y avait eu la revue qui était un marqueur, comme le furent L’Éphémère, Argile, ou encore un peu plus tard L’Ire des Vents. Ce fut une grande époque pour les revues, qui a précédé celle de la petite édition surtout liée aux années 1980. Lorsque j’ai travaillé au livre de Fouad, La Délirante, à nouveau feuilletée et consultée durant ces mois, a été un motif d’admiration. La composition, les textes et illustrations qui se répondent à la perfection témoignent de qualités éditoriales réelles. C’est important, cette revue.
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LF : La sensation de vertige, contenue d’ailleurs dans le dessin de l’escalier qui orne la couverture de l’ouvrage, il nous est donné de l’éprouver souvent en lisant Fouad El-Etr. Dans son magistral roman, En mémoire d’une saison de pluie, elle naissait du style même – étourdissant – ou des situations ; ce passage en particulier évoquant le saut désespéré, que freine l’écriture et retient la mémoire, qui sans retour projette dans le vide un être cher… De tels états de vertige, tantôt source d’ivresse au contact de la Beauté et tantôt porteurs d’une sourde inquiétude, nous les retrouvons dans L’escalier de la rue de Seine. Que l’on songe à cette journée du 26 juin 1969 qui vit le funambule Philippe Petit rallier sur un câble, en face de la Préfecture de Police, les tours de Notre-Dame ou encore à la succession de « tentatives infructueuses » de Sam Szafran, lesquelles donneront pour finir « une image blanche, fantomatique, de l’escalier, comme en négatif, où le regard se perd » : à chaque fois l’effet produit est à couper le souffle. Cela suscite une question : le manuscrit a-t-il évolué, a-t-il été enrichi par suite de vos échanges et, si oui, de quelle façon ?
FMD : Enrichi, non ; en revanche, il a été précisé ou clarifié parfois sur des détails relatifs aux épisodes qui sont contés. En orfèvre de la langue, Fouad est revenu à maintes reprises sur le manuscrit pour déplacer un paragraphe, remplacer un adjectif par un autre, rectifier si nécessaire la ponctuation au profit de la lisibilité du texte, ajoutant ici tel ou tel détail, retranchant là un passage ou un autre. Toutes ces modifications ont été opérées sur épreuves. Pour effectuer ce travail, Fouad souhaitait en effet que le texte soit déjà un peu mis en forme. Les corrections se sont étalées sur plusieurs mois.
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LF : On imagine assez bien la quantité de jeux d’épreuves qui auront été nécessaires, avant de parvenir à un résultat satisfaisant.
FMD : Oui, des allers-retours entre nous, il y en a eu beaucoup. Comme si la forme du livre avait directement eu une incidence sur l’écriture et la manière d’appréhender son contenu. Le propos et sa mise en page faisaient l’objet d’un examen minutieux de sa part. Rien n’était laissé au hasard.
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LF : Cette façon de procéder a-t-elle été marquante au point de stimuler ta réflexion sur la manière de concevoir tes livres ?
FMD : Oui, indéniablement. Il m’a rendu plus attentif que je ne l’étais auparavant à la conception de l’objet-livre. On sait le rôle que joue la composition typographique dans le confort de lecture. En y veillant tout spécialement, on facilite l’accès à l’œuvre. Cela exige une belle typographie, un beau gris typographique, mais justifie également une mise en page irréprochable. Grand lecteur, Fouad a une réelle défiance à l’égard des graphistes ; au vrai, des maquettistes d’une façon générale dont il dit que nombre d’entre eux ne lisent pas. Il n’a pas entièrement tort. Il faut faire attention à ce que le texte soit vraiment du texte et non pris pour une image, un bloc inséré dans une page dont la signification apparaîtrait secondaire. C’est un défaut qu’on rencontre assez régulièrement.
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LF : Cela ne rend-il pas plus émouvant encore l’hommage – rare ô combien – que rend le poète à la fin de son livre aux artisans qu’il a côtoyés « de ces revues et de ces livres, les typographes et conducteurs de machines, les taille-douciers, photograveurs et lithographes, massicotiers, brocheurs qui font mine de découvrir les grands papiers composés à la main parfois, avec des caractères qu’ils ont eux-mêmes fondus en plomb, mis en page et tirés sur presse, typographique ou offset, pliés en cahiers de quatre, huit, ou seize pages, assemblés et cousus collés, endossés, façonnés ? ».
FMD : Ses ouvrages sont toujours réalisés au cordeau. On pourrait lui reprocher son classicisme et d’avoir peu cherché à innover. Il utilise invariablement les mêmes polices de caractères, les mêmes empagements, les mêmes types de papiers, etc. Mais, en même temps, les choix sont judicieux, la mise en forme impeccable, on touche à la perfection.
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LF : Cet écrivain qui s’autorise d’heureuses envolées, mais sait être mordant à l’occasion ; ce poète qui manie la lyre avec élégance, avec ferveur, qui sait parfaitement jouer de toutes les subtilités de la langue pour toucher le lecteur conclut son livre sur une page poignante sobrement intitulée Tombeau. En quelques brèves notations, il revient sur la personne de Sam Szafran – la déchirure qu’a pu constituer, par-delà leurs divergences, sa disparition en 2019. C’est un moment de vérité, un point d’orgue pour évoquer leur amitié, souligner l’importance de l’artiste et l’influence qui a été la sienne dans son existence, revenir enfin une dernière fois sur le périple de La Délirante. Ainsi : « L’escalier, comme une vieille ammonite, entre vide et non vide s’est refermé sur son secret ». Ou encore : « La mort, ce grand artiste, levant la main dévoile, de cette vie et cette mort, et voile le secret ».
FMD : « Pour solde de tout compte, il n’est que de louer ». Un autoportrait, aussi…
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LF : À l’instar de Fouad El-Etr concevrais-tu qu’un jour soit restitué, sous la forme d’un livre, ton propre parcours d’éditeur, au contact du monde de l’art, de ses professionnels et mécènes, et puis des nombreux écrivains, poètes, artistes et de leurs œuvres, lesquels font toute la richesse du catalogue de L’Atelier Contemporain ?
FMD : J’ai parfois le sentiment que l’édition est avant tout une affaire d’éthique et de positionnement. Il s’agit d’être ambitieux, dans le sens noble du terme, pour exercer ce métier-là au mieux. À partir du moment où tu as une visée et un respect pour ton métier, tu te tiens à cela et les choses se font un peu automatiquement. Il me semble qu’à présent la maison d’édition roule et tourne. S’il est sans doute prématuré de l’envisager, le jour où je devrai me retirer j’ose espérer que les choses continueront dans cet esprit sans se figer, en intégrant les évolutions indispensables. Ce sont donc moins les qualités professionnelles qui comptent selon moi, quand bien même elles doivent être réunies pour exercer ce métier, que cette éthique rapidement évoquée. Quand j’étais jeune, j’ai été très marqué par mon passage chez Tschann. J’ai travaillé à la librairie que dirigeait Mme Tschann, avec laquelle je ne m’entendais guère d’ailleurs. C’était quelqu’un avec laquelle je n’avais pas de réelles affinités ; et c’était réciproque. Mais cette dame a fondé la plus belle librairie de France. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, cette dame-là ne lisait pas – ou plutôt elle ne lisait que des polars ! C’est assez drôle, le vendredi soir avant de partir elle disait à Emmanuel Darley (3), son chef de librairie : « Oh ! Emmanuel, que me conseillez-vous pour le week-end ? ». Et elle partait avec les polars qu’il lui indiquait. Néanmoins, cette dame a côtoyé Samuel Beckett, Louis-René des Forêts et la plupart des grandes figures littéraires de son temps. Elle avait une telle estime pour le métier de libraire, manifestait une telle rigueur, une telle exigence morale dans l’exercice de son métier qu’elle a fait de sa librairie un lieu exceptionnel. Des principes comme ceux auxquels elle était attachée, je pense qu’il est bon d’en avoir et de les respecter. Une autre chose m’avait marqué, alors que je n’avais pas vingt ans, à la lecture tout à fait plaisante de la biographie de Gaston Gallimard signée Pierre Assouline et destinée au grand public. Un des traits du personnage, que met bien en évidence Assouline, était qu’il ne se prenait pas au sérieux. En fait, il avait très vite compris que son jugement avait ses limites, mais qu’il était capable de coordonner l’action de ses collaborateurs ; sa force étant de savoir s’entourer de gens meilleurs que lui dans chacun des domaines que couvrait son activité éditoriale. Pour la littérature allemande, s’adjoindre le meilleur spécialiste ; pour la littérature contemporaine française, fidéliser Jean Paulhan à ses côtés, et ainsi de suite : voilà, somme toute, quelle était sa ligne de conduite. Pour finir, cet homme a réussi à bâtir une maison d’édition au rayonnement incontestable. J’essaie de mon côté de travailler sans déroger à quelques règles. Maintenant, il est évident que l’Atelier Contemporain, avec toutes les contraintes liées à la profession que j’exerce, est le reflet de mes goûts. Bien sûr, il ne m’est pas possible de réaliser tous les projets qui me tiendraient à cœur. Un jour peut-être aurai-je envie d’évoquer cela, l’avenir le dira.
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LF : Aurais-tu quelque mot à ajouter au sujet des échanges que Fouad El-Etr et toi-même avez eus, alors que vous travailliez à l’édition de L’Escalier de la rue de Seine ?
FMD : J’ai un regret, celui de ne pas avoir totalement convaincu Fouad de renoncer à mettre noir sur blanc des appréciations qu’il avait sur telles ou telles personnes qu’il a côtoyées. Certes, il a mis de l’eau dans son vin après que nous en avons parlé. Certes, ce n’est qu’un mot, un qualificatif ou un trait vif ici ou là, guère plus, qui ne me paraissaient pas indispensables, mais qu’il a tenu à conserver, au risque quelquefois de se montrer injuste. Son tempérament est ainsi fait. J’aurais dû me montrer plus insistant auprès de lui et, maintenant, je regrette un peu de ne l’avoir pas été…
Propos recueillis par Laurent Fassin, le 26 octobre 2024
(1) Dans la revue en ligne La Cause Littéraire, se reporter aux lectures proposées par Philippe Chauché et Laurent Fassin du roman de Fouad El-Etr, En mémoire d’une saison de pluie (Gallimard, 2021), ainsi qu’à l’entretien que ce dernier a accordé à Philippe Chauché.
(2) Les typons, ou films à point serrés, qui étaient destinés à reproduire des images sur les plaques offset, n’ont plus cours, remplacés qu’ils sont par les techniques de reproduction numérique.
(3) Emmanuel Darley (1963-2016) a quitté la librairie Tschann pour se consacrer entièrement à l’écriture. Il a publié plusieurs romans (aux éditions POL, Verdier et Actes Sud) et beaucoup écrit pour le théâtre (textes parus dans la Collection Actes Sud-papiers).
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