Entretien avec Florence Trocmé, rédactrice en chef de Poezibao et du Flotoir
Matthieu Gosztola : Pouvez-vous revenir sur la création de Poezibao. Quelles sont les raisons qui ont préludé à ce choix ?
Florence Trocmé : à l’origine de Poezibao, il y a un constat et un désir. Le constat (qui n’a fait que devenir plus évident depuis) fut que la place de la poésie se restreignait comme peau de chagrin dans l’espace des medias. Emblématique peut-être à cet égard, sa quasi disparition de France-Culture. Le désir : tenter, modestement, de pallier cette carence en partageant avec d’éventuels lecteurs des textes poétiques. Dans cette optique, le germe fut un almanach poétique, créé en 2001, à ma demande, par Isabelle Aveline, sur son site aujourd’hui disparu Zazieweb.
L’engagement, tenu pendant mille jours d’affilée : mettre en ligne chaque jour un extrait de poésie moderne ou contemporaine, française ou étrangère. Cet almanach m’a permis de forger ma propre culture poétique et d’explorer l’univers de la poésie contemporaine. Je crois que les mots explorer et partager sont importants : ce sont les deux moteurs de mon travail. Agrandir la connaissance et en tout premier lieu, la mienne, puis partager ces découvertes. Une fois ces premières gammes faites, j’ai pu ouvrir mon propre espace, Poezibao, en novembre 2004. J’y ai transplanté l’almanach, rebaptisé anthologie permanente. Cœur du site autour duquel sont venues se greffer toutes les rubriques d’un magazine et dans l’idée qui s’est fait jour rapidement que le but était de suivre l’actualité éditoriale de la poésie. Faire connaître ce monde foisonnant et qui n’a que si peu de vitrine(s) dans la ville ou dans la presse !
Matthieu Gosztola : Poezibao, site absolument essentiel dans le paysage poétique contemporain, s’affirme d’abord, me semble-t-il, par une identité riche, c’est-à-dire multiple, protéiforme en un mot. Un protéiforme qui, ne se cantonnant à aucune école, à aucun courant, donne à ressentir de l’intérieur ce qu’est la diversité de la création poétique contemporaine, cette diversité étant l’un de ses traits ontologiques. Comment s’est mise en place cette ouverture à tous les champs du poétique contemporain que constitue Poezibao ?
Florence Trocmé : Vous employez le terme juste quand vous dites « mise en place », car c’est bien de cela qu’il s’est agi. Un peu comme si à partir de l’impulsion de départ, qui serait le caillou jeté dans l’eau, le cercle des ondes s’était agrandi. Cette ouverture est en fait liée à l’objectif du site, suivre l’actualité éditoriale de la poésie. Celle-ci reflète tous les courants qui traversent ce monde, du plus expérimental au plus classique, y compris hélas le plus dépassé et le plus conventionnel. Au fur et à mesure que le site se développait et gagnait en notoriété, les livres ont de plus en plus afflué et la « corbeille des reçus » est devenue le siège d’étranges cohabitations !
Cette identité riche est liée aussi à ma curiosité qui n’aime pas être cantonnée dans un monde étroit, qui a ce côté explorateur dont j’ai déjà parlé. Plus profondément, je pense aujourd’hui qu’il est difficile de prétendre connaître un peu le monde de la poésie contemporaine, sans s’informer de son côté protéiforme dont vous dites à juste titre qu’il lui est constitutif. Autrement dit, il me semble important de pouvoir lire aussi bien Prigent que Bonnefoy, Emaz qu’Azam, Beurard-Valdoye que Jean-Pascal Dubost, Françoise Clédat que Christophe Manon, Nicolas Pesquès que Philippe Jaccottet.
Matthieu Gosztola : Poezibao a aussi pour fonction de donner à entendre la maturation du livre, du poème en train de se faire (bruit indéfinissable de la pâte gonflant sous l’action du levain). Cette « genèse » – ses secousses, sa musique – est notamment rendue visible, audible, par la présence des entretiens, et de « Notes sur la création » et « Chantiers de poème(s) ». Pouvez-vous nous présenter ces deux rubriques ?
Florence Trocmé : Je suis heureuse que vous pointiez ce qui m’est si important. En fait, il se pourrait que toute ma recherche soit une réflexion autour de l’acte de création. Comment et pourquoi quelqu’un en vient-il à créer une œuvre ? Quels sont les ferments, les outils, les méthodes. D’où en effet l’importance des entretiens, menés par moi mais aussi par d’autres, autour de cette question centrale. J’ai eu aussi le bonheur qu’Ariane Dreyfus me propose ses Chantiers de poème, autrement dit le lent cheminement qui depuis le germe initial la conduit jusqu’au poème terminé. C’est au fond un processus très intime et c’est sans doute pourquoi peu se sont confrontés à l’exercice (Ariane Dreyfus donc, vous-même Matthieu, Maryse Hache, et sous un angle un peu différent Vanina Maestri) (pour trouver ces contributions, cliquer sur la rubrique « Chantiers de poème », colonne de droite, dans Poezibao). Aujourd’hui mon attention porte surtout sur la rubrique « Notes sur la création ». En fait, une rubrique susceptible d’accueillir des réflexions sur la création artistique en général, mais aussi sur la critique, sur la traduction, sur la lecture. J’aimerais à terme compiler un corpus très important et vaste de textes de toutes natures et provenances tournant autour de tous ces thèmes qui me sont essentiels.
Matthieu Gosztola : Un autre aspect fondamental de Poezibao est sa continuité. Jour après jour sont délivrés au lecteur des instantanés de la création poétique, de la réflexion sur la poésie, du milieu éditorial faisant vivre la poésie etc. Cette continuité implique un temps extrêmement important consacré au site de votre part. Pouvez-vous nous raconter de quelle manière votre quotidien est travaillé par le site ? Comment fonctionne, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année, un site comme Poezibao ?
Florence Trocmé : Oui, vous avez raison, Poezibao c’est un travail continu, je pourrais presque dire une sorte de basse continue de la vie quotidienne. Il y a le travail sur le site proprement dit, choix des textes pour les deux anthologies, mise en ligne après relecture soigneuse des contributions proposées. Il y a tout le travail de contacts, d’échanges, d’entretiens avec les poètes et les éditeurs : cela se fait via des correspondances parfois très soutenues ou par des rencontres. Il y a aussi, beaucoup moins apparente, toute la question technique : comment mettre en ligne, de quels outils se servir pour faire connaître le travail de Poezibao et de ses annexes. Il y a tout le traitement des livres reçus. Une dizaine en moyenne par semaine pour lesquels j’ai mis en place toute une procédure : ouverture du courrier et placement dans la corbeille des reçus, puis le samedi listing de tous les livres reçus et publication de cette liste sur le site avec même, actuellement, quelques extraits de certains de ces livres dans une page anthologie spéciale, tri des livres puisque je ne peux hélas ni tout lire, ni tout garder.
J’en profite pour préciser qu’une part importante de mes livres va désormais enrichir un fonds Poezibao-Florence Trocmé, créé par Mathieu Brosseau, en la bibliothèque municipale Marguerite Audoux, à Paris (j’aurais bien aimé disposer d’un tel fonds en bibliothèque municipale quand j’ai commencé mon exploration de la poésie contemporaine !). Il y a aussi tout ce qui a trait à l’information autour de la poésie, à répercuter via la page « Scoop.it » dédiée à toutes ces actualités, lectures, parutions, salons, etc. Et bien sûr, le travail de lecture, quasi permanent.
Matthieu Gosztola : Vous publiez, presque chaque jour également, des pages d’un immense laboratoire de réflexion(s), sur un autre site, essentiel lui aussi : le Flotoir. Tout d’abord, pourquoi ce titre ?
Florence Trocmé : C’est un peu anecdotique ! C’est une petite invention autour d’une abréviation, les trois premières lettres de mon prénom et l’initiale de mon nom de famille. FloT (prononcé Flote) ! C’est ainsi que mon professeur de piano notait nos leçons dans son agenda. Lorsque j’ai ouvert en 2000 une sorte de journal de travail dont j’ignorais qu’il prendrait de telles proportions (plus de 5000 pages sans doute à ce jour), j’ai cherché un nom (je tentais à l’époque de comprendre ce que voulait dire Zibaldone, le nom de l’immense écrit continu de Leopardi)… C’est ainsi qu’est né Flotoir et c’est pourquoi le mot ne comporte qu’un seul T. Je dis parfois que c’est à la fois un radeau, un garde-manger au sens ancien (lieu où l’on garde et fait ses potages), une chambre d’enregistrement et d’écho… Je suis fascinée par tous les grands écrits continus, comme les Cahiers de Paul Valéry, le Zibaldone, les Carnets d’écrivains (on retrouve ici la démarche de l’anthologie « notes sur la création » de Poezibao). Je me sens plus intéressée peut-être par ce qui s’élabore que par ce qui est accompli.
Matthieu Gosztola : Le Flotoir, c’est le journal de vos lectures, de vos écoutes musicales, où les citations, toujours très précisément mises en relief, donnent naissance à des réflexions, qui elles-mêmes sont le terreau qui permettra la naissance sans cesse reconduite de réflexions futures. Pouvez-vous revenir sur les choix qui ont préludé à la création du Flotoir, puis nous raconter de quelle manière jour après jour ce site se met en place ?
Florence Trocmé : le Flotoir public n’est donc qu’une toute petite part du Flotoir… Il m’est difficile de répondre précisément à votre question mais je dirais qu’en fait, quand je repars en arrière, je me rends compte qu’il y aurait un certain nombre de thèmes récurrents, très banals en fait, la mémoire, la lecture, la création artistique, la mort, qui sont un peu comme des récifs sous-marins qui agrègent autour d’eux les courants et flux qui les traversent : lectures (mais au sens très large, littérature bien sûr, mais aussi presse, sites internet, certaines émissions de radio, j’ai toujours eu spontanément tendance à « faire feu de tout bois »), écoutes musicales, mais aussi impressions, rencontres. Et puisqu’on est dans un flotoir, disons que j’ai tendance de plus en plus à me laisser porter, notamment par le jeu infini des associations et des échos entre les œuvres, les disciplines, les idées.
Matthieu Gosztola : Ce « journal » est rendu diamantaire par la présence discontinue de poèmes qui font apparaître – par le langage travaillé comme son(s), souffle, mais aussi marbre, plâtre, pierre, glaise parfois – des épiphanies qui ont trait autant à la sensation qu’à la matière même de la pensée, l’une et l’autre faisant un lit en l’être. C’est le lit de l’intérieur de l’être, où celui-ci peut être le plus vivant. Où il peut se tenir entièrement (pour la première fois) debout. C’est une secousse d’émotion, tant l’émotion est la part vivante de la vie, qui voyage de nous à nous à la lecture. Et de nous au monde, nous faisant retrouver une place plus juste (plus musicale) dans celui-ci. Pouvez-vous revenir sur ces poèmes qui parsèment les feuillets du Flotoir ? Comment se met en place le poème en vous, puis sur la page ? Pouvez-vous revenir sur la genèse de ceux-ci ?
Florence Trocmé : Là aussi, question très difficile. Je suis assez ambivalente vis-à-vis de ces textes, que je n’ose même pas appeler poèmes. Les mauvais jours, je les appelle pelotes de réjection ! Ce sont souvent des sortes d’instantanés de conscience, ce qui se trouve là, flottant (avec deux t) entre deux eaux, au terme du jour, dans une conscience ordinaire mais habitée de lambeaux de pensées, de sensations, de lectures, d’échos. Tenter de rassembler tout cela, qui a une forme de cohérence malgré tout. Celle à la fois du filtrage et de la mise en forme ?
Matthieu Gosztola : On trouve également dans le Flotoir des photographies, retravaillées pour la plupart, qui restituent, par le seul visible, mais différemment (plus justement) agencé, l’intensité et la justesse d’un regard, et d’une émotion (d’une révélation) qui l’ont accompagné. Pouvez-vous revenir sur cette part de votre création ? D’où naît la nécessité du recours à la photographie ? Comment le retravail, au sein même de l’image, de sa trame, s’opère-t-il ? Obéit-il à une visée ou bien la cristallisation d’un sens advient-elle au fur et à mesure du travail effectué sur l’image ? Comment se met en place le « titre » ? Est-il la résultante finale de cette cristallisation du sens que je viens d’évoquer ?
Florence Trocmé : J’ai toujours fait des photos, depuis l’enfance. Comme je fais de la musique, comme je lis. Je ne suis pas photographe, il s’en faut de beaucoup mais j’ai besoin d’enregistrer, de saisir, de garder et de regarder (ce que l’on fait très différemment quand on fait des photos). Je crois que l’idée du montage par superposition est liée à un très fort souvenir d’enfance : mon père a toujours fait de la photo et quand j’étais enfant, il donnait à voir des diaporamas en fondu enchaîné, créés de façon très artisanale à l’époque (années 60). Pour une toute petite fille, ce spectacle qui avait lieu le soir, soutenu par des musiques extraordinaires (Debussy, Ravel, les ondes Martenot de la Fête des Belles Eaux de Messiaen, etc.) était véritablement magique et tout particulièrement ce moment entre deux photos, quand l’une s’effaçait doucement tandis que l’autre semblait surgir du fond (exactement comme dans un bain de révélateur lors du tirage des photos argentiques, autre expérience fondatrice pour moi). Et j’ai aussi le sentiment que dans ce montage, il y a une infime originalité, en tous cas une forme de vision personnelle, ce qui est quasi impossible aujourd’hui avec la photo. Quant au titre, là encore, comme d’ailleurs pour Poezibao, le Flotoir… c’est une sorte de suggestion intérieure forte qui se fait jour mais où la dimension écho est présente une fois de plus. Et pour la photo comme pour les sites, j’apprends un peu sur le tas, au fil des jours, m’appropriant petit à petit des outils plus sophistiqués.
Propos recueillis par Matthieu Gosztola
Retrouver Poezibao ici :
et le Flotoir là :
http://poezibao.typepad.com/flotoir/
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