Entretien avec Antoine Bello, le marchand de fables
« L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel », disait Breton. Il est loin, très loin d’un Breton. Et pourtant… En deux romans, son histoire de « Consortium de Falsification du Réel » impose l’éblouissante virtuosité d’un romancier qui s’inscrit, non sans amusement, à rebours d’un certain paysage littéraire français. C’est qu’Antoine Bello ne fait rien comme les autres. Des études à HEC, une société au développement fulgurant, une conviction libérale qui le conduit à soutenir Sarkozy en 2007… Il y a mieux pour « faire l’écrivain » à la mode germanopratine. Mais surtout, une imagination à revendre, et des histoires, encore des histoires, toujours des histoires à raconter pour ce grand admirateur de Borges, infatigable Shéhérazade du réel aux mille et une pages, installé à New-York. Rencontre dans les pas de Sliv, le héros des Falsificateurs et des Eclaireurs, avec Antoine Bello, à quelques jours de la sortie de son nouveau roman, Mateo.
Votre diptyque Les Falsificateurs et Les éclaireurs détonne plutôt dans le paysage littéraire français. Vous sentez-vous plus proche, en terme d’influences et de style, d’une écriture du « storytelling » à l’américaine, que d’une certaine « poétique du nombril » à la française ?
Oui. Pour moi, un roman raconte d’abord et avant tout une histoire. Je ne sous-estime nullement le rôle d’autres éléments comme les personnages, le style, l’atmosphère, etc. mais ils restent selon moi subordonnés à l’histoire. Le rouge et le noir, Bel-Ami, Les Thibault, même Madame Bovary, racontent des histoires. Un jour, les romans français ont arrêté de raconter des histoires. On a appelé ça le nouveau roman. Je ne suis pas sûr que le lecteur ait gagné au change.
Quel a été votre mode de travail pour ces deux romans très érudits, très documentés, et très imaginatifs à la fois ? Vous faites un lien explicite entre les Encyclopédistes et Wikipédia. Pensez-vous que nous sommes tous les Diderot-D’Alembert de notre époque ?
Je m’astreins à la même discipline pour tous mes romans : je me documente pendant des mois, j’écris un synopsis très détaillé (entre 30 et 50 pages) puis je me lance dans la rédaction. Les dossiers (ces falsifications qu’élabore mon héros) n’ont pas été la partie la plus difficile des Falsificateurs et desEclaireurs. Wikipedia est une source inépuisable d’idées et de connaissances, que je considère comme le grand’œuvre de notre époque, l’équivalent des cathédrales au XXIème siècle. Je ne me sens pour autant jamais limité par wikipedia ou par ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. Dans mes romans, le plausible côtoie le réel, sans qu’il soit toujours possible de les distinguer.
Ces romans comportent plusieurs niveaux de lecture, ce qui contribue à leur originalité et leur grande richesse. Il y a d’abord un côté roman d’espionnage, façon John Le Carré peut-être. Comment avez-vous procédé pour construire l’intrigue générale ? Y avait-il un plan préétabli pour les aventures de Sliv et la finalité du CFR, idée romanesque absolument formidable ?
J’avais dès le départ une idée assez précise du CFR, sa finalité, son organisation, son mode de fonctionnement. Histoire d’une organisation secrète, les Falsificateurs empruntent fatalement aux codes de l’espionnage (le cloisonnement de l’information, les interrogations du héros sur les méthodes de son employeur, etc.). Et en même temps, je voulais dépasser le roman d’espionnage traditionnel, en explorant d’autres dimensions : littéraire (de par la fonction démiurgique des dossiers), paranoïaque (en brouillant la frontière entre réel et imaginaire) et initiatique (dans les interrogations de Sliv sur le sens à donner à sa vie, et notamment à son engagement professionnel).
Je crois au final qu’il est possible de lire Les falsificateurs à plusieurs niveaux, sans forcément tous les apprécier. Des lecteurs m’ont ainsi avoué avoir sauté les chapitres des dossiers.
Sliv est un idéaliste, comme tous les membres du CFR, d’ailleurs. Les personnages ne s’en trouvent-ils pas quelque peu désincarnés, à l’image de leurs histoires personnelles très peu exploitées ? Vous méfiez-vous d’une écriture de l’affect ou du corps ?
Je ne m’en méfie pas. Ce n’est tout simplement pas la mienne. Certaines personnes voient le monde à travers leur cœur. Mes personnages et moi le voyons à travers notre tête.
A un autre niveau, il y a tous ces récits enchâssés, qui donnent à l’ensemble un côté roman-gigogne à la Italo Calvino, voire OuLiPo parfois. Quelle est l’importance du jeu dans votre conception du roman ? En quoi le choix des thèmes de ces intrigues multiples, qui vont de l’anecdotique à la politique internationale, disons du galochat à Ben Laden, obéit-il à une intention très précise de votre part ou au contraire à un caprice d’écriture ?
Le jeu occupe une place essentielle dans mon travail, à la fois dans le process (l’écriture) et le résultat (le livre). La rédaction de certaines scènes me procure un plaisir jubilatoire, comme cette scène du galochat dont vous parlez ou la mission de Sliv au Timor Oriental dans Les éclaireurs.
J’essaie également d’impliquer le lecteur, en faisant de lui un enquêteur (comme dans mes deux romans policiers, Eloge de la pièce manquante, et Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet) ou en testant les limites de sa crédulité. Des gens m’ont avoué s’être sentis transformés par la lecture de mes romans. C’est le plus beau compliment que je connaisse.
Sliv dit quelque part que « la vérité n’est qu’un scénario comme un autre ». Le risque n’est-il pas grand de tout légitimer alors, c’est-à-dire rien précisément, et de démolir paradoxalement l’espèce d’engagement idéaliste qu’on avait cru lire ?
Non, je ne crois pas. Que la vérité ne soit qu’un scénario parmi d’autres ne signifie pas que tous ces scénarios se valent. On se bat, à mon avis, d’autant mieux pour la vérité qu’on sait à quelle concurrence elle est confrontée.
Les élèves américains apprennent à l’école que leur pays a été découvert par Christophe Colomb, alors qu’on sait aujourd’hui que les Vikings ont accosté au Canada cinq siècles plus tôt. Pourquoi ? Parce que le puissant lobby italo-américain fait pression sur l’éducation nationale américaine pour préserver la stature de son illustre compatriote. « Quand la légende est plus belle que l’histoire, on imprime la légende » dit un personnage de L’homme qui tua Liberty Valance.
Une éventuelle adaptation cinéma vous paraîtrait-elle envisageable, ou risquerait-elle d’aplatir tous ces jeux de sens qui font notamment l’immense intérêt de ces deux romans ? Où en est l’idée du troisième volume ?
Plusieurs producteurs ont travaillé sur une adaptation au cinéma. Aucun projet n’a pour l’instant abouti. A mon sens, les Falsificateurs et les Eclaireurs se prêteraient mieux à une adaptation sous forme de série télé.
J’ai plusieurs idées pour le troisième tome mais je ne sais pas encore quand et même si je l’écrirai. Je crois que je l’écrirai le jour où l’on ne me posera plus la question !
Avec la question du style dont on a parlé, rien de mieux pour vous singulariser que vos conceptions politiques. Après l’écroulement des régimes communistes, le libéralisme désormais mondial n’est-il pourtant pas la plus grande falsification historique de ces derniers siècles ?
Le communisme n’était pas une falsification. Il utilisait l’outil de la falsification, c’est très différent. Cela dit, on peut faire le même reproche au libéralisme. Quand on fait croire à tout un pays qu’une femme de ménage peut s’acheter une maison de $200,000, c’est une falsification. Un jour cependant, la réalité reprend ses droits et les mécanismes qui ont permis cette illusion collective apparaissent au grand jour. Idem pour les pseudo-armes de destruction massive de Saddam Hussein.
Le communisme était un vœu pieux, une utopie. Le capitalisme n’est pas un projet, ce n’est que la description du mécanisme régissant les échanges économiques depuis la nuit des temps : « j’achète à qui veut bien me vendre et je vends à qui veut bien m’acheter ».
Vous publiez un nouveau roman, Mateo, dans quelques jours, qui se déroule dans le milieu du foot. Pouvez-vous le présenter en quelques mots ? Y trouvera-t-on à nouveau ces constructions romanesques à tiroirs, ou ces effets de jeu qui ont largement caractérisé votre écriture jusqu’à présent ?
Mateo est un footballeur prodige. A dix-huit ans, il refuse les offres des plus grands clubs pour s’inscrire dans le championnat universitaire et remporter le titre que son père, entraîneur disparu avant sa naissance, n’avait pu gagner.
En termes de construction, c’est un roman plus linéaire que les précédents, qui traite de la volonté, de ce qu’il est de coutume d’appeler la réussite et surtout de l’utilisation que nous faisons des talents que nous avons reçus.
Propos recueillis par Frédéric Aribit
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