Entretien avec Aki Kuroda : illustrer « Hamlet », Editions Gallimard
« J’aime beaucoup la nature… Ce n’est pas contre nature, la culture n’est pas contre nature ».
Après Un amour de Swann orné par Pierre Alechinsky, les éditions Gallimard donnent carte blanche à l’artiste japonais Aki Kuroda, qui a choisi d’investir l’univers en mots de William Shakespeare par l’image… un univers qu’il connaît bien. Le Mot & la Chose, par la voix de Marc Michiels, s’est entretenu en privé avec l’artiste Aki Kuroda, qui nous conte comment illustrer « son » Hamlet !
Au regard de cette édition dans la collection Blanche, Giovanna Citi-Hebey et Anne Lagarrigue qui animent la collection présentent un ouvrage magnifiquement réalisé aux collectionneurs, amateurs d’art, bibliophiles ou tout simplement aux lecteurs amoureux des beaux livres – une édition à tirage limité, numérotée et signée à 99 exemplaires de tête, dans un emboîtage en plexiglas sérigraphié.
« Être ou ne pas être Hamlet »
Être ou ne pas être, nous dit Aki Kuroda, « est une phrase qui a habité mon enfance sans que je ne connaisse vraiment son contexte ». Utiliser alors le noir ou ne pas être blanc, être blanc ou ne pas utiliser le noir, revient pour l’artiste à poser une ligne invisible mettant en question l’affaire des hommes dans leurs désirs, dans leurs souvenirs, comme pour révéler l’absence de direction, de ce qu’il ne peut distinguer dans la nuit, le regard voilé par deux halos de lumière qui l’observent :
« Il m’a éloignée de toute la longueur de son bras,
Et avec son autre main ainsi sur le front,
Il s’abîme à scruter mon visage
Comme s’il voulait le dessiner.
Longtemps il est resté ainsi ».
Faut-il alors en rejeter la part mauvaise pour vivre « plus pure avec l’autre moitié » ? Cette question ne se pose plus pour Aki Kuroda, entre nature, être et Cosmos, l’homme des performances du CosmoGarden a pris corps dans le théâtre de cette chose, comme pour mieux dialoguer avec la conscience du roi, du spectacle de la vie, chimère des existences.
Pour observer ses traits, « l’esprit que j’ai vu est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir de revêtir une forme séduisante ; oui, et peut-être, profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie… Il m’abuse pour me damner ». Mais après tout, n’est-ce pas le prix à payer pour une éternité de papier, d’encre, d’ancre amarrée au Styx, de couleur, de leurre pour éviter les sept anneaux de damnation ?
Préparant sa vengeance, Hamlet simule la folie, abandonnant sa fiancée Ophélie qui perd la raison et se noie. Le « Hamlet » d’Aki Kuroda est un prince fragile, à la tête double d’un Minotaure – Fou comme la mer et le vent quand ils luttent –, tremblotant, hésitant sous le poids de la vie. Prisonnier entre la tour sombre de ses obligations et la respiration intérieure de l’amour. Face au miroir d’un papier washi, mouillé par la rosée de la nuit et qui s’est déposée au-delà du temps et de l’espace, vers une mort boueuse !
Aki Kuroda entraîne le lecteur dans les ténèbres pour mieux en ressortir par le voyage d’une renaissance, transformé vers un autre monde, rouge, de l’étoile de feu, bleue, doutant de la vérité même, mais jamais de son art – en contre-feu – d’une couleur jaune, miroir de la création, face au miroir des mots :
« Ô chère Ophélie, je suis malhabile à rimer,
je n’ai point l’art de nombrer mes soupirs.
Mais que je t’aime précieusement,
ô toi la plus précieuse, crois-le.
Adieu.
À toi à jamais,
très précieuse dame,
tant que ce corps sera sien ».
Les portraits de ce livre sont une matière de couleur épaisse, grasse, généreuse, remplis des terreurs humaines. Fou d’amour du trait labyrinthique du vide, relié, par le plein de l’ombre, symbolique des formes noires. S’interdisant les larmes du regret, comme une nature vivante, en osmose avec un dialogue imaginaire entre l’homme et l’artiste, entre les pensées en deuil et la souffrance même de l’enfer. Il s’agit là de la trace d’un abandon de son œuvre à l’œuvre elle-même, c’est-à-dire à un enrichissement par la grâce de l’intensité du geste accompagnant l’intensité du mot de la disgrâce des hommes.
Il faut laisser les hommes accomplir leur propre destinée fussent-ils par le retrait sage de la découverte du sublime, dans le savoir-faire du beau, dans l’équilibre des corps, des îles du Cosmos. Dans ce très beau livre avec plus d’une cinquantaine d’illustrations destinées au toucher de la peau, aux croisements de la vue, à la mémoire d’une époque qui ne veut pas mourir !
Né en 1944 à Kyoto dans une famille soucieuse de l’art, le grand-père d’Aki Kuroda était fabriquant de kimonos à Kyoto et mécène pour écrivain et artiste. Élevé dans une famille très ouverte sur la culture européenne, Aki Kuroda commence la peinture à l’huile à l’âge de 4 ans.
« Je suis l’enfant, je n’ai pas copié »
Son père, après avoir séjourné en France avant la deuxième guerre mondiale, et avant qu’il devienne professeur d’économie à l’Université de Doshisha, achète la revue Le Minotaure et rapporte les exemplaires au jeune Aki. On y trouvait la création d’artistes surréalistes, mais pas seulement : Picasso, André Breton, Paul Eluard, André Masson, Man Ray, Miró, Dali, Magritte, Max Ernst, De Chirico, Marcel Duchamp, Matisse, Brassaï, Man Ray, Tristan Tzara… Ce fut la révélation du jeune garçon comme l’énergie qui consuma toute sa vie d’artiste.
Rêverie souterraine, un jardin secret pour rester le roi de ses douleurs d’absences, à un monde d’assemblage, dans un monde en tremblement où l’assemblage des mondes deviendra l’équilibre et le mouvement de sa vie. Un mythe aussi qui va révéler rien de moins que l’être véritable, solidaire de l’existence dans sa totalité dont il est l’expression du sensible. Allégorie d’un monde dans lequel la présence de l’occupant et le bouleversement d’un Japon obligé à se réinventer sont les prémices à la déconstruction de l’enfermement, à la construction par l’idée même de la performance, de créer un monde imaginaire qui aurait prise sur la réalité des ombres. Comme pour recracher la noirceur qui aurait étouffé la vie d’une enfance, la vie d’une nation. Comme pour mieux se libérer de la conscience de soi, pour l’amener à une douceur paisible qui, irrémédiablement, ramène Aki Kuroda à un état antérieur d’acceptation totale de son être, une métaphore de la conscience malheureuse sur le grand arbre immortel de l’empereur, où il est bon de vivre pour soi !
« Mon travail est un peu un collant de femme, avec des mailles, fait de fils, d’informations, très joli, légèrement sexy, érotique. J’essaye de trouer la matière pour que le trou devienne plus grand, pour voir la réalité de la chair, comme un peu plus loin, un lieu de poésie, de rencontre, un espace, lieu de passage pour aller de l’autre côté. L’Art est comme un espace vide quelque part, il existe comme une énergie, un mouvement. Je suis comme l’île du Japon en position dynamique par ses tremblements mais aussi en équilibre pour rester debout… Ce n’est pas moi qui domine tout. Mon Univers, c’est le Cosmos ! On vit tous les jours dans un petit Univers mais on ne sent pas la pression du Cosmos qu’il y a derrière. J’ai eu envie de trouver une sorte de no man’s land en partant en Europe. Mais on ne peut jamais revenir vers le passé, vers l’origine, c’est la raison pour laquelle j’ai créé mon univers, pour vivre mon existence, une sorte de tour de Babel où je suis le créateur de ma propre destruction, de ma propre reconstruction appelant de mes vœux un équilibre, en quelque sorte l’esprit du Doteki Eiko. Mon Minotaure à souvent un seul visage est un peu triste, un peu perdu pour se sublimer dans le monde du « Minosidéral », une étoile, un « Cosmogarden », une star qui finit par exploser et dont la chair tombe sur la terre, comme à New York à Central Park devenant une sorte de roche comme ça, un peu comme une peau d’éléphant comme ça, comme les montagnes qui entourent Kyoto. Le Minotaure est en quelque sorte la force extérieure à la terre qui lui donne sa puissance créatrice, qui attire les êtres, les fils uniques (que je suis), voyage plus loin dans l’univers flottant du monde… Mon travail sur le texte d’Hamlet a été voulu comme une création, non comme de simples illustrations, un décalage, un bruit coloré, un collage, un assemblage, puis bricolage, un processus un peu brut pour devenir une création vivante en opposition avec la vie moderne et notre rapport au monde avec l’insouciance du high-tech sur notre liberté. De toute façon on vit, on naît et on meurt seul. C’est sans doute l’idée majeure qui me lie à la question de l’être ou ne pas être ».
Ainsi s’exprime, dans ses mots lumineux, Aki Kuroda lors de notre rencontre fulgurante échangée dans son atelier, en novembre 2016.
Aki Kuroda nous dit,
« j’ai téléphoné à William et nous en avons parlé » !
alors « s’il est rien de mortel qui les puisse émouvoir,
aurait empli de lait les yeux brûlants du ciel et pénétré les dieux de compassion ».
Seul un témoignage,
richesse infinie de l’intelligence du cœur,
structure même des âmes libres.
Jardin secret de deux auteurs qui par l’injonction de la couleur,
des mots noirs, de la couleur noire même des mots,
éclaboussent de leur contraste le vivant.
Dépeint comme une nouvelle floraison de la vie,
de notre œil endormi par un jardin sacré de la culture,
« retombés par méprise sur la tête de leurs auteurs.
De tout cela je peux vous révéler la vérité ».
Le reste n’est que silence,
formes humaines distendues,
errantes sous le masque de la pénombre.
Mais souriantes par ce délicieux spectacle…
« Être c’est détruire et créer,
c’est vivre et mourir,
c’est être dans la relation d’une énergie… »
Une CosmoCritique en vérité !
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
Hamlet, William Shakespeare, Gallimard, Coll. Blanche, octobre 2016, illustrations Aki Kuroda, trad. anglais Jean-Michel Déprats, 200 pages, 45 €
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