Entre, Philippe Jaffeux
Entre, 2017, 12 €
Ecrivain(s): Philippe Jaffeux Edition: Editions Lanskine
Philippe Jaffeux ou la poésie fracturée
Comme il reste difficile d’englober l’expression entière du dernier recueil de Philippe Jaffeux, on pourrait accéder cependant à cette œuvre poétique grâce à deux moyens : une étude horizontale et une étude verticale, car les deux lignes de lecture sont souhaitables. Et tout d’abord, au niveau horizontal, où l’on voit à l’œuvre une fracture du poème, des écrits discontinus par des dispositifs graphiques divers – qu’il s’agisse de triangles/mastabas, ou de carrés/formes suprématistes, ou encore de cercles/trous – on devine là une éruption formelle, un jaillissement graphique. De fait, nous sommes confrontés au hasard, à un certain hasard – comme un coup de dés – mais surtout confrontés à une rigueur méthodique qui a dû requérir une attention soutenue au travail éditorial du livre.
Horizontale encore, cette qualité de la prose qui s’organise comme autant de vers mis bout à bout, sans ponctuation, mais avec des espaces à la fin des phrases et des majuscules à la nouvelle phrase – un retour à la ligne comme pour un nouveau vers. On respire ainsi au souffle même de l’auteur qui, lui, scande sa langue sur un rythme personnel et avec suffisamment de méthode pour, à la fois, interroger la rhétorique et ne pas se livrer entièrement à l’application d’un système.
Donc, regardons maintenant l’axe vertical et son épaisseur signifiante. Car il faut pour rentrer dans ce texte imaginer l’identité du locuteur, sinon celle du scripteur, lequel dit « je », s’adresse à l’autre en le tutoyant ou rassemble son public sous un vouvoiement, ou encore s’inclut dans la grande assemblée du « nous », lecteur et écrivain réunis.
Et puis surtout, on reconnaît dans Entre ce que le philosophe mathématicien René Thom décrit dans sa Théorie des catastrophes, sous cette forme lapidaire : « en somme, le bord c’est la forme », c’est-à-dire l’incise géométrique qui borde le texte. Cette interrogation, ce concept physique hante en un certain sens le livre de Philippe Jaffeux, où l’on peut lire aussi comment se développe le concept de clinamen cher à Epicure. Il y a donc ici dans ce livre quelque chose de livré au hasard, que Jaffeux orthographie hasart, pour nous convier à une lecture en bouffée, en petits à-coups d’ivresse intellectuelle, en fragments analytiques. Il s’agit bel et bien d’interroger la matière écrite inerte, la pâte scripturale et la faire se rendre à un point de vue, au bord de l’abîme, comme une sorte d’arc-boutant capable de retenir l’intelligence du lecteur.
Le texte est troué au sens propre et figuré, verticalement autant qu’horizontalement, ouvrage dense. En voici un exemple :
L’irréalité d’un besoin inaudible modifie l’intégrité
de ses phrases Les jeux d’un hasart injuste
réparent l’organe de ta morale Un espace
miséricordieux assourdit le bruit de votre rhétorique
Notre lien avec une unité motive un combat contre
les ruptures frénétiques Une matière
éblouissante s’ entremêle avec l’activité d’une
image trafiq uée Deux blancs encadrent des
impasses a u moyen d’une fuite sans issue
Le silenc e d’un alphabet perdu affirme
le chant d’un malentendu La matière de mes
mots est fragmentée par des lettres terrifiantes.
On devine quand même que cet éclatement ressemble à une douleur, où la dialectique du corps propre de l’écrivain ainsi que celle du corps du texte les font se refermer l’un sur l’autre, et que cette façon de trouer le texte, de couper, de disloquer, de défaire revient à une tentative de déchirer le mystère. On quête ici aussi la vérité – si chère au gai savoir.
Didier Ayres
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