En roue libre, Tristan Felix (par Philippe Thireau)
En roue libre, Tristan Felix, Éditions Tarmac, avril 2024, 70 pages, 10 €
Ecrivain(s): Tristan Felix Edition: Tarmac Editions
Tu peux me répondre
À n’importe quelle adresse
Car le sens s’achemine
Par des voies qui nous échappent
Tristan Felix
Philippe Sollers glisse dans un entretien (1) que « Dada, c’est le triomphe du non-sens opposé au sens falsifié ». Dans le mille ! Tristan Felix, écrivain, clown magnifique, conteuse, s’adresse au monde vertical dans douze lettres décapantes, guillotinées, dadaïstes, lettres expédiées pour la plupart aux instances de la rapidité, de la fonctionnalité, ces instances bouffies qui exigent du quidam qui ose vivre encore, comble de la résistance, de se transformer en e-quidam – vérité algorithmique oblige.
Tristan Felix brise des lances envers et contre tous, au premier chef déplumé desquels la Poste, « dématérialiste » en diable. Aïe ! Ensuite, toujours grimpée sur Rossinante, notre épistolière ne manque pas de pourfendre « Monsieur l’Inspecteur des Finances », imperturbable sourd aux raisonnements du contribuable, ce sous-humain réduit à la fonction d’un tiroir-caisse. Ce contribuable raisonne toujours faux du point de vue du diplômé « Grandes écoles » du sens falsifié. « Monsieur l’Inspecteur des Finances, je ne suis pas un secret d’État mais un tas de secrets que vous ne régulariserez jamais ». Les instances de l’État et autres rouleaux-compresseurs d’âmes reçoivent maintes missives de la part de Tristan Felix, missives agressives, lumineuses, humaines, très humaines. Il ressort de cette correspondance inédite qu’icelles instances manquent d’empathie, ô combien. Madame le directrice de l’EHPAD Les Diamantines, Monsieur la force de l’ordre et dieu (en minuscule) figurent au palmarès. Monsieur la force de l’ordre se voit apostrophé d’un : « Le chaos attire l’ordre, c’est la balance organique et cosmique du vivant – l’excès d’ordre cherche et programme le chaos qu’il est dressé à faire exploser. Il est nourri de son propre fantasme ». Et dieu dans tout cela ? Eh bien, on le cherche encore, on ne trouve que ses avatars dépravés – conjurés de se défroquer et de se convertir, fissa : « M’est avis que le désir de rêve survivrait à la disparition de toute aliénation. Il ne lui est pas assujetti comme soupape… ». En suite de quoi, dieu est prié de se convertir en rêve d’innocence.
Ubu est partout dans cette correspondance. Justement, une lettre est expédiée à Monsieur Ubu, une autre à Buster Keaton, une suivante à Gove de Crustace, double clownesque de Tristan Felix. Intéressons-nous à cette Gove de Crustace, dévoreuse de marécages, voyageuse dans les airs saturés d’anges déplumés. S’il fallait représenter la figure déjantée du non-sens, on élirait haut la pince cette Gove de Crustace, reine du chaos, dont « l’œil fait le mort pour éviter qu’on ne lui tire une balle entre les omoplates ». Et Gove de remercier Buster Keaton, le grand frère qui lui apprend à sauter d’un cran, à recevoir le sol qui s’élève lors que le ciel tombe. Et vivre !
Question de vie, question de mort. Tristan Felix a deux mots à dire à « Ma mort ». Bon sang mais c’est bien sûr, il faudrait enfin que tous les cons qui mutilent la vie foutent la paix au monde, aux gens, prennent des vacances, démissionnent des instances du sens falsifié. « Ma mort, je vous abandonne à vous-même car je dois poursuivre cette correspondance ».
Philippe Thireau
(1) Film Dada, centré sur Philippe Sollers, à propos du livre de Marc Dachy, Il y a des journalistes partout, Infini, Gallimard, 2017.
Écrivain, poète, dessinatrice, photographe, Tristan Felix est également marionnettiste (Le Petit Théâtre des Pendus), performeuse et clown trash (Gove de Crustace). Elle a publié une trentaine de recueils. Son univers chamanique et onirique est inquiétant, entre théâtre de rue intérieure, cabinet de curiosités et cirque poétique.
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