En regard sur Lino de Giuli, Alain Marc
En regard sur Lino de Giuli, août 2015, 59 pages, 20 €
Ecrivain(s): Alain Marc Edition: Éditions Dumerchez
« Lino de Giuli voudrait tenir les deux fils du vide et des interstices », cite l’exergue placé sur le rabat de la quatrième de couverture de ce bel ouvrage publié par les éditions Dumerchez. Tandis que la page de garde pose la question du poète : « Tenter de répondre à cette question : / les mots, le poème, sont-ils capables de traduire au plus près, le visuel ? »
Cette mise en regard des créations (peintures, sculpture, installation) du peintre-plasticien Lino de Giuli, et des créations du poète Alain Marc (auteur de plus d’une dizaine de livres), cette rencontre où les mots du poète posent leurs regards et leur langue (poétique) sur les représentations créatives de l’art(-iste) visuel, relance la question permanente des vases communicants entre poésie et création artistique.
Les éditions Dumerchez proposent ainsi ces livres de belle facture au contenu de haute qualité, livre d’artiste justement défini par Bernard Noël comme le carrefour d’un échange à trois personnages :
« Livre d’artiste, livre illustré, livre de dialogue… ces dénominations ne désignent pas seulement un livre qui sort de l’ordinaire : elles voudraient définir un genre exprimant sa caractéristique principale, qui tiendrait toute dans le travail commun d’un écrivain et d’un artiste. C’est vrai mais un peu court, puisqu’il suffit d’observer l’un de ces livres pour remarquer la présence d’un troisième personnage, dont le rôle se révèle vite aussi indispensable, et qui est l’éditeur » (Bernard Noël).
On ne présente plus les éditions Dumerchez qui depuis plus de trente années nous offrent des « ouvrage(s) rare(s), livre(s) d’artistes qui mélangent images et texte pour former un objet d’art » (Beaux-Arts Magazine).
Lino de Giuli a forgé ses armes de peintre plasticien à l’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris où il est entré en 1969 dans l’atelier de Marcel Gili. Il est installé depuis 1985 dans le Val d’Oise où il vit et travaille. Sa démarche s’est orientée vers un art abstrait dont les dissonances chromatiques ici laissent éminemment place à la voix d’un poète.
Alain Marc avait déjà signé un numéro de la collection d’En regard sur, en 2007/2008, accordant sa poésie au travail du sculpteur Bertrand Créac’h.
Ces publications de poèmes en regard, qui déclenchent la création de ce que l’on nomme « livre-objet », ou livre d’exposition, impulsent aussi des événements autour de leur diffusion par le biais de lectures publiques ou privées, d’expositions, de rencontres lors de vernissage organisées autour de l’artiste et de l’auteur, par le biais aussi d’autres manifestations qui prolongent le rayonnement de l’œuvre et installent des passerelles de communication et d’écoute créatrice et enrichissante entre les arts, entre les rôles des acteurs (protagonistes, créateur-spectateur-éditeur)…
Un va-et-vient permanent s’établit, digne de ce mouvement créateur à l’œuvre dans les toiles d’une abstraction structurée aux dissonances chromatiques, sur lesquelles travaille désormais Lino de Giuli. Mouvement d’ascendance et vibratoire dans ses tracés de lignes et de formes géométriques, que perçoit le spectateur à la découverte et l’observation des toiles, sculptures, installations du peintre plasticien. Nous ne sommes plus ici au cœur du réalisme baroque et incisif des séries de portraits de ses contemporains avec ou sans masque que créa Lino de Giuli après ses séjours en Italie et son tour de France. Nous ne sommes plus non plus dans la représentation des corps de l’image figurative.
Une pulsion ici « aiguise les nerfs optiques » (Alain Marc). L’« influx » nerveux rougeoie dans l’écho inter-lactique des couleurs vives, autres et complémentaires. Une poussée construit l’« agencement subtil de la droite » dans « la force de la couleur ». Un prisme de lignes fuyantes mais directrices n’œuvrent pas là à la formation de gerbes mais évadent, évident dans le plein, le regard au cœur noir ou lacté vibratoire d’un espace-traits du cosmos, où fusent le noir et la lumière, où l’altitude prend ses vertiges, dans la suspension silencieuse au bord du craquement d’une couleur sur la page comme la neige craque sous l’avancée de pas, ou comme l’écume éclate au paroxysme de la crête juste avant qu’elle n’enroule son ressac.
MouVement. Lumière. Altitudes. Vibration. Tels seraient les mots retenus après le premier contact, la première immersion dans la crypte picturale de lumière et de couleurs de Lino de Giuli, s’il fallait n’en retenir que certains. « Sa palette s’éclaircit considérablement, alliée à une volontaire diminution des moyens », lit-on à la page 54 jalonnée de repères biographiques sur le parcours de l’artiste. L’œuvre artistique rejoint ici l’œuvre poétique : dire le plus de choses avec le moins de mots possibles. Dans la densité de la concision, de la suggestion, de l’image, des résonances. Lignes, aplats, cernés œuvrant dans la circulation des couleurs et des mots jouant dans le vide et le plein, l’infini à circonscrire sans en limiter la profondeur ; œuvrant dans la circulation de la matière, du temps, de l’espace, du vide.
Le livre peut être déployé et déployer notre lecture dans l’envergure de ses deux rabats de couverture, laissant s’épanouir le vertige de l’œuvre du peintre plasticien. Si l’on fait se toucher les deux rabats en enroulant le livre sur lui-même, ces rabats rejoignent leurs lignes, leurs tracés de couleur ainsi approfondis par l’envergure éclose d’un nouvel espace, le chant vibratoire des formes géométriques les imbriquant les unes dans les autres, les parachevant, les interpellant, puisque
« toute forme
géométrique
répond toujours
à une autre
forme »
L’espace cloisonné et traversé parfois d’une flèche dirige le regard hors du cadre. La vibration sonore des mots dont les coupures – inattendues – réveillent le sens, ouvre l’expression :
ABSTRACTION
abstraction structurée
dissonances
chrom
atiques
(de di
ssonances
en di
ssonances)
lignes
aplats
toujours cernés
de lignes
rouges bleues noires
c’est selon
ex
pression ouverte
monde
exclusivement
visuel
couleurs
saturées
trames et filets
frac
tionnés
espaces
cloisonnés
L’énergie exprime ses lignes de force, ses lignes directrices, dans une construction vectorielle où
« ascèse
formelle
ins
pirée
systèmes math
ématiques et scien
tifiques espaces vides » (p.16)
(s’)inspirent à l’infini.
« Tout
est vibration
vibré vibro vibramatic » (p.19)
Auteur de textes de création poétique dont le style se reconnaît avec ses coupures de mots réveillant le sens, cette scansion dont le rythme surgit avec évidence dans les nombreuses lectures à voix haute qu’a l’habitude d’effectuer le poète en public ou lors de lectures privées (cf. Alain Marc / Laurent Maza,Le Grand cycle de la vie ou l’odyssée humaine, 14 poésies sonores, première impression / Artis Facta, en livre audio sur Book d’oreille, 2014), Alain Marc incorpore ses mots dans l’œuvre picturale du peintre plasticien Lino de Giuli avec une alchimie que réussit une remarquable correspondance poétique, en tous lieux tous états.
Ainsi le mystère de la lumière rejoint-il les altitudes spectrales des images de la mémoire – mémoire corporelle et de la psyché –, et si les sens ne sont pas expressément nommés l’œil qui écoute et ses « effets visuels » participent pleinement à cette lecture par le mouvement, la vibration, l’énergie, sensiblement diffusés entre vide et pleins, dans la proportion d’un Tout en vaste mouvement partagé entre équilibre, couleurs déstabilisées et pulsion blanche de la page. Des lignes s’entrecroisent comme l’enchevêtrement de chemins à la croisée de nos existences grandies d’être en perpétuelles créations, palpables, mais, « qui ne se mesure(nt) pas »… / dans la transcendance.
Murielle Compère-Demarcy
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