En mer, Toine Heijmans (2 critiques)
En mer, traduit du néerlandais par Danielle Losman, août 2013, 15 €
Ecrivain(s): Toine Heijmans Edition: Christian Bourgois
Donald est un homme ordinaire, qui mène une existence (trop) ordinaire, et qui a déjà subi pas mal de défaites et d’humiliations. Il a passé une partie de sa vie à « faire des choses dont je sais qu’il vaudrait mieux ne pas les faire. Mais je les fais quand même », entouré de personnes – les collègues et d’autres – pour qui « l’intrépidité ne leur est plus indispensable. Ils se passent aisément d’aventure ». Un jour il se dit que « le moment d’être ambitieux m’a semblé révolu » et se demande par quoi remplacer « le bureau, les deals, les entretiens d’évaluation, ces inutiles ingrédients de la vie ». Hagar, sa femme, lui susurre que « c’est agréablement calme, tu sais, quand tu n’es pas là » ou « je voudrais tellement que tu sois un adulte. Un homme qui prend des décisions ». Alors un congé sabbatique, un voilier et quelques mois de navigation en solitaire s’imposent. Suivis de quelques jours en mer avec Maria, sa fille. Histoire de lui proposer une belle aventure, de « faire en sorte que ça vaille la peine » et de montrer à Hagar « qu’elle s’est inquiétée pour rien ».
En mer est un roman qui raconte comment un homme se mesure aux éléments pour se confronter avec lui-même. Donald est-il capable de traverser la mer du Nord, du Danemark jusqu’en Hollande sur son voilier « vieux mais robuste » ? Est-il capable d’emmener sans risque Maria, sa fille de sept ans, dans cette aventure ? Rien de mieux que cette courte traversée pour le démontrer. Et rien de mieux qu’une bonne tempête pour savoir jusqu’où l’on peut aller. « J’allais montrer à Maria ce que savais faire, la rendre fière de moi ». Pourtant, dès le début du roman, en pleine mer, sur le petit voilier rouge, c’est le drame : « Maria a disparu, et son ours polaire aussi ». Faut-il appeler les secours ? Subir une nouvelle humiliation ? Comment Donald va-t-il se sortir de cette situation ? Qu’est-il arrivé à Maria ? Comment une enfant peut-elle disparaître d’un voilier sans que l’on pense au pire ? Est-ce qu’on peut être plus fort que la mer ?
« Les gens normaux évitent l’aventure – ils ont raison. Quand tu escalades une montagne, ton sort est entre les mains de la montagne. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à la montagne, si tu tombes ? Mon sort est entre les mains de la mer. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à la mer, si j’échoue ? Jusqu’à présent, je voyais dans la mer une compagne, une amie pour faire route ensemble. (…) Mais la mer ne peut pas être une amie. L’eau n’a ni sentiment ni histoire. Elle ne fait rien, elle est, c’est tout. Si elle t’assassine, si elle te noie, il n’y a là rien à chercher que ta propre stupidité. La mer n’est ni une amie ni une ennemie ».
Évidemment on ne dira pas ici ce qui va se passer ni comment tout cela va se terminer. Quelques phrases peuvent mettent le lecteur sur des pistes, vraies ou fausses. « Les enfants ne distinguent pas le rêve de la réalité ». Les adultes, si. Mais « parfois ce serait bien que les adultes en fassent autant ». Ou bien celle-ci, dès le début du livre : « Alors tout se sera passé comme j’ai tellement voulu que ça se passe ». Mais on ne peut en dire plus…
A partir de la disparition de Maria, le roman devient évidemment plein de suspens, et le romancier met en parallèle les chapitres consacrés au passé de Donald – c’est comme ça que petit à petit s’éclaire cette histoire – et ceux qui racontent ses actes plus ou moins désespérés dans la tempête ou, plus tard, sur une mer moins agitée, mais toujours hantés par la culpabilité. Par la résignation, aussi ? « Je n’ai pas le choix. Je ne suis plus maître à bord ». Les phrases sont souvent courtes, notamment dans les passages avec une grande tension, dans les moments de panique. Une dramatisation parfois un petit peu excessive à mon goût, mais un bon roman qui se lit vite – car lorsqu’on est dans la tempête on n’a pas le temps de rêvasser.
Lionel Bedin
Décidé à prendre le large par rapport à une vie de bureau qui ne signifie plus grand-chose pour lui, un homme part seul, à bord de son voilier, pour effectuer un voyage de trois mois en Mer du Nord. Seul ? Pas tout à fait : sa fille de huit ans, Maria, le rejoint pour les toutes dernières heures de la traversée. Malgré son âge, c’est une enfant aguerrie à la pratique de la voile. Mais voilà que des nuages qui s’amoncellent au-dessus du voilier focalisent toute l’attention du marin. Lorsque le ciel commence à s’éclaircir, Maria a disparu…
Telle est la part racontable du roman. Sa partie émergée. Dévoiler davantage la trame du livre en ferait fondre l’intérêt. Car, En mer est un roman surprenant, riche en rebondissements qui n’en sont peut-être pas d’ailleurs. Au fil des pages, le livre fend un océan d’hypothèses qui se contredisent sans s’anéantir. En mer a tôt fait de nous déboussoler. C’est qu’en matière maritime, il est bien difficile de se repérer. Maria ne s’y trompe pas qui s’agace devant la prétention et la vanité des cartes :
Elle a pris la carte et regardé la mer.
« C’est tout à fait ridicule, cette carte. Elle montre des tas de choses, mais je ne vois rien du tout. Je vois juste de l’eau et une stupide tour de forage dont on se fiche pas mal. C’est vraiment très ennuyeux ici ».
Ne rien voir. Le sortilège marin par excellence. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur cette phrase : « Je n’avais pas vu les nuages ».
Et un peu plus loin : « Si tu cesses de penser de façon claire, la mer t’emporte ».
Le livre contient des pages de toute beauté sur la navigation. Une aventure ambiguë par excellence : « Tout est à la fois prévisible et imprévisible ». Cette poésie, loin d’amollir le récit, est au service de la narration. Ici, ce sont les nuages qui semblent « accrochés à du fil de pêche » comme dans le mobile d’une chambre d’enfant ; là, les phares qui s’adressent au marin pour le ramener au rivage : « Viens-donc disent-ils. Viens-donc. Non, c’est ici que tu dois être. Ici, la vie est meilleure que là-bas ».
Les éléments aussi tutoient le navigateur solitaire, comme dans ce magnifique passage :
« La cadence des vagues est agréable. Elles me bercent. Elles disent : Il n’y a plus rien à faire. Dors. Calme-toi. Nous nous occupons de tout. Nous te berçons, te voici de retour à l’époque où tu étais petit, un bébé. Et plus loin encore, à une époque où tu n’existais pas ».
La mer est-elle le seul sujet du livre ? On aurait tort de le croire tant ce petit récit, ancré très fortement dans la réalité contemporaine, en dit beaucoup sur notre société. Où il est question de la fragilité du couple, de l’instrumentalisation des hommes dans le monde du travail, de l’enfant sinon roi, du moins prince, et de la place du père. Un père, condamné à œuvrer sans cesse à se bâtir une légitimité tant à ses propres yeux qu’à ceux de sa famille :
« J’allais être un vrai père. Un père navigateur. Le dos droit et une barbe de trois jours. J’allais montrer à Maria ce que je savais faire, la rendre fière de moi ».
Un père, finalement tenu de s’en remettre à sa fillette pour pouvoir avancer : « Ce serait facile aussi longtemps que Maria gambaderait sur le bateau. Maria allait me maintenir éveillé, vigilant durant tout le voyage ».
C’est sur ce fond poétique et quasi-métaphysique que Toine Heijmans, en 150 pages, parvient à nous tenir en haleine en infusant dans son récit cette peur fantasmatique de tous les parents : la disparition de l’enfant par manque de vigilance. Un ressort facile mais très habilement monté dans une mécanique romanesque de précision.
Etienne Orsini
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