En marche !, Benoît Duteurtre (par Christelle Brocard)
En marche !, Benoît Duteurtre, février 2020, 240 pages, 7,50 €
Edition: Folio (Gallimard)
La littérature, reflet de la société ?
Thomas, jeune député de 28 ans, arbore fièrement les couleurs de son parti politique « En avant ! », et compte fermement œuvrer pour la révolution centriste éco-responsable promise aux électeurs. Mû par un enthousiasme exacerbé à l’égard des théories du professeur d’économie et de philosophie, Stepan Gloss, il se concocte un « voyage d’étude » en Rugénie, jeune république indépendante d’Europe centrale qui, candidate à l’Union, représente le modèle phare de reconversion d’un ancien État socialiste : sa « Tendre Révolution » lui permit en effet de mettre un terme à la domination molduve mais, plus encore, intègre un programme pilote qui, directement influencé par l’idéologie glossienne, est censé instaurer une société modèle, ouverte et responsable. On comprend donc l’engouement du jeune Thomas pour son expérience rugène et sa volonté farouche d’en tirer méthodes et solutions pratiques au projet de « construire un avenir tous ensemble », prôné par son parti.
Le programme hétéroclite que Stepan Gloss développe dans son best-seller, La Globalisation heureuse, relève davantage de l’utopie que d’une approche pragmatique. Aussi Thomas ne se laisse-t-il pas décontenancer par les quelques difficultés que la Rugénie semble rencontrer dans la mise en pratique de principes ouvertement revendiqués : la réduction des déficits publics, un programme écologique ambitieux, la lutte contre les discriminations, etc. Les efforts de la vaillante république rugène sont d’ailleurs salués par bon nombre d’organisations internationales de grande renommée (Banque mondiale, FMI, Organisation mondiale du commerce, Ligue des droits de l’homme, Ligue du droit des femmes, Greenpeace). Au diable, donc, les contrariétés ! D’ailleurs, notre jeune député cède à la nécessité de « mettre en œuvre une forme transitoire de libéralisme autoritaire pour affronter les défis du XXIe siècle ». Sa ferveur inconditionnelle est néanmoins mise à rude épreuve : de Sbrytzk, la capitale, aux contrées plus éloignées, son parcours initiatique se trouve semé d’embûches de plus en plus burlesques. De l’obstacle anodin à la grosse désillusion, ses aventures en Rugénie, qui sont autant d’intrigues aussi loufoques que grotesques, mettent en évidence une politique pétrie de contradictions, à la cohérence et à la transparence illusoires (Jan Crosz, le Président, invoque la menace étrangère pour faire oublier la crise sociale), en même temps qu’elles déconstruisent le quotidien fantasmé du citoyen rugène (il est formellement interdit de fumer dans les espaces publics ; des caméras sont fixées aux réverbères ; les contrevenants ne sont pas remboursés par les assurances).
Les maints renversements et déconvenues burlesques du héros font que l’on rit beaucoup à la lecture du roman de Benoît Duteurtre. Même si ce dernier ancre son histoire dans un pays imaginaire, En marche ! foisonne de références contemporaines directement importées du discours quotidien. Si l’on croise quelques marques comme Nike, Apple ou encore Coca-Cola, c’est principalement l’horizon socio-politique avec ses formules, ses slogans, ses expressions figées, stéréotypées, bien souvent tyranniques et rarement réfléchies, qui se trouvent balayés dans la fiction. Aussi croise-t-on à maintes reprises la règle du flux tendu, l’agriculture biologique, la circulation responsable, le retraitement des déchets, la politique de la Diversité, la qualité de l’air, la diminution de l’empreinte carbone, les moteurs aux agro-carburants, etc. Cette sur-visibilité de référents à notre monde contemporain et à ses véritables enjeux idéologiques (principalement écologiques) donne évidemment au texte un effet de réel, mais aussi et surtout, une épaisseur ludique et une forte impression de drôlerie à la hauteur de la naïveté et de l’enthousiasme surjoué du personnage principal, brossé comme le nouveau Candide. Pour autant, si cette euphorie discursive, qui témoigne aussi de l’acuité socio-politique de l’auteur, représente en partie et sans doute un prétexte au bonheur de la parodie, il est à noter que l’humour véhicule bien souvent des enjeux plus sérieux. Aussi peut-on légitimement considérer que Benoît Duteurtre, en affichant dans sa fiction une « hyper-modernité » surchargée de mots creux et de stéréotypes langagiers, cherche aussi à sortir le lecteur de la torpeur collective face à une menace inquiétante et souterraine : quels paradoxes, absurdités, ou pire, tyrannies sournoises, peuvent naître d’un bel idéal humaniste ?
En conclusion, Benoît Duteurtre s’inscrit dans la lignée de ses contemporains : Oster, Toussaint, Houellebecq ou encore Echenoz, lorsqu’il multiplie dans son roman les phénomènes d’ancrage réalistes et donne corps à la théorie du reflet (la littérature comme reflet de la société) et à l’impensé social du texte (ce que le texte dit de manière oblique de la société). Nous n’irons pas plus loin, de peur de contrarier l’âme vénérable de Marcel Proust qui, dans son Contre Sainte-Beuve, définissait l’écrivain authentique comme celui qui sait se démarquer de la vie réelle. Et si, pour une fois, Marcel Proust avait tort ?
Christelle D’Hérart-Brocard
Benoît Duteurtre, né à Sainte Adresse, près du Havre, publie en 1982 son premier texte dans la revue Minuit, puis gagne sa vie comme musicien et journaliste. Ses romans, comme ses essais, dépeignent la société contemporaine avec humour et poésie.
- Vu : 2001