En lieu et place, Olivier Domerg (par Didier Ayres)
En lieu et place, Olivier Domerg, L’Atelier contemporain, juin 2018, postface Michael Foucat, 144 pages, 20 €
Obsession
Obsession est le mot qui m’est venu très vite à l’esprit pour titrer ces quelques lignes que je veux consacrer au dernier livre d’Olivier Domerg. En effet, c’est pour moi le mot convenable pour résumer le livre et éclairer ainsi un principe en littérature que je trouve essentiel. Oui, comme en musique, j’aime l’ostinato, qui correspond pour ce qui me concerne à la tentative et à la méthode les plus difficiles, car ces dernières jouent sur des contraintes très fortes. Ici, l’obsession qui fait le thème principal, c’est la place Ducale de Charleville-Mézières. Car hormis quelques débordements vers des rues adjacentes, la totalité des 15 mouvements de l’ouvrage revient à décrire et à partager par écrit cette place emblématique de la ville de Rimbaud. Obsession de la place, qui fait place, la place au poème, qui s’en fait le lit, son foyer, sa focale. En ce sens, la construction de ce recueil reprend, je crois, les formes musicales d’un certain minimalisme américain, où le thème est développé jusqu’à produire de simples éléments d’expression répétés et qui varient peu.
De cette façon, on peut souligner que cet ostinato prend ici un aspect circulaire, une tension à l’image du ruban de Möbius, composé d’éléments répétitifs et, en quelque sorte, ritualisés, rituels que vivait sans doute l’auteur lors de sa résidence à Charleville. Avec quelque chose de presque religieux, d’assomption du lieu qui tournoie comme un papillon de nuit autour du feu primitif de la Ducale. Il y a du in girum imus nocte et consumimur igni dans ce texte, au sens littéral si je puis dire.
Détailler encore. On n’en a jamais fini. Le réel est inépuisable. Il convient, pour mieux s’en saisir, de déplacer son regard. De le déglacer. Levant les yeux, changeant de position, de lieu d’observation ; revenir plusieurs fois, à différents moments de la journée, sous divers éclairages, divers ciels, etc.
Dans cette répétition de la place – qui est une espèce de répétition de théâtre – Olivier Domerg touche à la fois à la musique, aux thèmes obsessionnels de Steve Reich, autant qu’à l’architecture, voire à un certain degré à l’urbanisme du lieu de son séjour (et l’on se plaît à imaginer l’auteur descendre chaque matin au beau milieu de la place pour se livrer chaque jour au même bain cérémoniel). Et en reconnaissant la filiation du livre avec le travail poétique de Francis Ponge, il est bon de mettre en valeur la clarté complexe, en quelque sorte, de ces stations de cérémonie, comme il existe un drame à station. On rencontre ainsi les bâtiments dans des lumières plastiques qui permettent de voir l’auteur, un Olivier Domerg saisi par le regard de sa propre intériorité de sujet, en même temps que par la matérialité de la place Ducale de Charleville.
Donc, ce livre côtoie un problème très actuel, l’interrogation sur les limites du privé et du public, de l’espace intime et de l’espace ouvert, de ce qui est intérieur et de ce qui est manifeste, de la sphère privée qui se décline publiquement, et inversement, c’est-à-dire les tentations de l’économie de l’identité.
LA PLACE, qui n’est après tout qu’espace, que de l’espace ouqu’un espace, physique, plastique et sensoriel, nous ouvre à la suggestion de l’espace. C’est-à-dire, à son auto-engendrement : espace nourrissant le besoin d’espace ; espace engrossant la sensation d’espace ; espace gros de la promesse d’espace et grossissant avec elle ; nous renvoyant à notre propre liberté de mouvement, à notre existence même, et, par exemple, à la relation joyeuse et fondamentale que nos sens tissent, entretiennent et entre-tissent avec le monde
(sensible).
Pour éclairer une dernière fois ma lecture, il faudrait peut-être évoquer en quoi cette place Ducale est un théâtre. J’avancerais l’hypothèse d’une sorte de théâtre des Bouffes du nord qui garderait en lui la trace de ce que ce lieu a vécu, sans autres afféteries que ces éléments décoratifs, lesquels proviennent explicitement du texte de Domerg, sans ajouts autres que la déambulation immobile, disons, de l’auteur, dans son régime d’acclimatation de la Place. Et si on le souhaite, on peut aussi se reporter à la postface qui conclut l’ouvrage avec intelligence.
Didier Ayres
- Vu: 1983