En bleu adorable, Carnets 2019-2022, Pascal Boulanger (par Murielle Compère-Demarcy)
En bleu adorable, Carnets 2019-2022, Pascal Boulanger, Éd. Tinbad, avril 2023, 90 pages, 15 €
L’écriture poétique, inactuelle : atemporelle, et intempestive, peut-elle rendre compte du tohu-bohu et des aléas du monde qui nous entoure ? Joseph Delteil n’écrivait-il pas que le poète existe « à contre-temps » ? Autrement dit que faute d’occuper un monde habitable, le poète habite un autre monde, toujours à l’écoute de celui qu’il ne peut changer mais à l’écart, depuis un éloignement choisi d’où son regard observera canalisera exprimera par la transfiguration ou la figuration poétique des mots. Pascal Boulanger reprend, dès la première page, cette assertion éloquente de Claude Minière : « Quand vous êtes un poète, vous êtes fixé là, dans l’éloignement ». Cet éloignement, peut se demander le lecteur lambda, légitimise-t-il le fait que le poète puisse rendre compte du réel pragmatique de la vie journalière ? Oui, si l’on postule que tout poète est nécessairement au monde, que son état civil l’érige en citoyen du monde comme tout individu acté dans la société, et qu’écrire, en l’occurrence écrire de la poésie, incite à une mise à distance de la réalité propice à l’interprétation objective du réel environnant et de l’état du monde dans lequel le poète se positionne. Pascal Boulanger, poète et critique littéraire, atteste d’ailleurs par son parcours que l’écriture poétique peut chez un même auteur se pratiquer dans l’espace scriptural, simultanément à l’art poétique, lequel peut induire une vision éthique et politique que souhaitera, ou non, rendre publique le poète en question.
Pascal Boulanger nous livre ici dans ces Carnets remplis entre 2019 et 2022 une écriture exposée au monde qui, précise la quatrième de couverture, se définit en terme de « contre-identification », ajoutant : « elle pense l’impensé social ». Or qu’est-ce qu’une écriture qui pense l’impensé social ? Quelle est-elle, se souciant de notifier le monde et de nous en rendre une radiographie En bleu adorable fondateur d’un contre-monde ? Dans « contre-monde » se dresse ce qui fait face, résiste, gronde ; ce qui se tient debout et renverse la malédiction (celle d’un monde maudit mais aussi celle des poètes maudits) en exultation. Ce journal extime (versus intime) de Pascal Boulanger exhume (ex-humus) aussi ce qui se renifle du remugle du monde en ses strates superficielles depuis ses racines et ses souterrains ; ce qui s’expulse tout compte fait du confinement qui fut le nôtre dès mars 2020 quand l’état morbide d’une société entière enserra le monde dans l’étau d’une pandémie déclarée incontrôlable et mondiale ? Ainsi le poète et critique littéraire Pascal Boulanger se fait ici le mémorialiste de notre grave crise métaphysique parfois appelée « Covid-19 ». Soyons clairs : il ne s’agit pas ici de dénigrer la catastrophe numérique des morts du covid-19, mais de comprendre le symptôme que cette pandémie renvoie d’une société malade et en crise, en mal d’équilibre et jetant ses citoyens et l’humanité dans un monde en perte de repères et de réponses.
En bleu adorable est le deuxième livre de Pascal Boulanger chez Tinbad. La question cruciale, le poète ne manque pas de la poser : Pourquoi des poètes en temps de Covid-19 ? Escorté de Hölderlin que P. Boulanger prend en porte-égide de nos temps de détresse où courent la bêtise, tant de médiocrité, une société consumériste à tout-va et un ultra-libéralisme croissant allant de pair avec une mise à mal des démocraties – le poète exilé en Bretagne, donc détaché du tapage mondain, s’arme de son écriture pour prendre distance par rapport à l’énaurme farce humaine et affûte sa plume et aiguise ses mots pour verser dans le chaudron brûlant sous l’écume quelques traits de cette veine satirique qui donne à voir ce qu’on ne voit pas ou ne veut pas voir.
C’est un hymne à la Littérature digne de ce nom que nous offre Pascal Boulanger, ponctuant par-ci par-là par touches subtiles et littéraires ses Carnets de remarques ou précisions sur tel auteur, tel livre, tel engagement littéraire. Tout en situant où en est aujourd’hui la Littérature (au milieu de « la post-histoire »). Ce qu’il note par exemple sur le Paysan de Paris de Louis Aragon, non seulement interpelle, mais aussi atteste entre les lignes que la poésie est avant tout écriture poétique, davantage que genre délimité par des règles formelles (vers, métrique, rimes) ; qu’un livre peut être par-dessus tout vécu ; qu’il peut être relégué aux oubliettes de notre Histoire suivant les époques.
J’ai toujours pensé que le véritable manifeste surréaliste se révélait dans la prose inouïe du Paysan de Paris de Louis Aragon. Ce livre, qui a 90 ans, ne s’enseignera jamais. Il a pu être vécu (il me semble l’avoir vécu, jadis, dans mes déambulations parisiennes) ; il risque de ne plus jamais l’être (la post-histoire ayant tout verrouillé).
Pratiquant un examen de sa propre histoire en même temps qu’il dresse l’inventaire d’une vie vouée à la littérature et à l’écriture, Pascal Boulanger cisèle dans la matière noire du mystère congénital au Vivant et la galaxie vibratoire de son vécu et du témoignage de constellations plus brillantes dans le passé – il cisèle et laisse apparaître des scintillements à fleur du phrasé de ses mots qui en disent long sur que le poète en lui a perçu, ce que le critique littéraire à entrevu.
Ce qui me traverse est un éclair moi-même. Et fuit. Je ne pourrai rien négliger, car je suis le passage de l’ombre à la lumière, je suis du même coup l’occident et l’aurore. Je suis une limite, un trait. Que tout se mêle au vent, voici tous les mots dans ma bouche. Et ce qui m’entoure est une ride, l’onde apparente d’un frisson.
En questionnant les livres ou les textes d’auteur entre eux, c’est-à-dire en faisant intervenir les rapports d’intertextualité, Pascal Boulanger approfondit le champ de résonances travaillé sur le terrain littéraire. Par exemple, lorsque le poète-critique littéraire de En bleu adorable nous parle de Louis Althusser, il nous renvoie en même temps à Baudelaire :
Louis Althusser, dans une lettre à Franca (Stock / Imec) :
Le grand rond, c’est comme je suis quand ça va. Le petit, c’est comme je suis maintenant.
Tout petit, réduit, rétréci… je n’arrive pas pour le moment, à rejoindre le lieu où j’existe (je ne traverse pas mon propre courant chaud, ma propre haleine). J’écris aussi pour essayer de percer cette extériorité… Je bute aussitôt aux parois du petit cercle au milieu du grand absent […].
J’entends bien entendu : je n’arrive pas pour le moment, à rejoindre le dieu où j’existe.
J’entends bien aussi qu’Althusser bute sur le Tout Autre, ce qu’il nomme le « grand absent ».
Cette lettre à Franca n’était-elle pas déjà « en jeu » dans un texte de Baudelaire : Le palimpseste
opposant le chaos de nos émotions bipolaires à l’incommensurable mémoire de Dieu mettant en harmonie les éléments les plus disparates ?
Cette tension entre deux états contradictoires ou dissemblables, on la retrouve dans l’activité poétique, « La poésie est suspendue à un hors-monde au sein du monde », nous rappelle l’écrivain. Plus loin, à propos de la naissance de sa petite-fille Alma à qui est dédié ce livre, Pascal Boulanger note un fait touchant aussi le travail du poète, le modus vivendi de l’écriture en ses modalités d’exécution : « Au commencement est l’émotion, puis viendra le verbe (la nomination) ». Le poète et critique littéraire explicite d’ailleurs la validité de cette comparaison : « Chaque naissance est, en soi, un acte poétique ».
Cette tension, il semble que nous puissions l’apaiser, dans le repos/répit consistant à respirer et se poser dans l’existence « en bleu adorable ». Si cet et état est pour le poète celui de l’amour (l’amour ici pour sa petite fille Alma, toute « en présence adorable »), il peut se nommer au gré du désir et des plaisirs rencontrés par chaque individualité au fil de son existence…
Si l’air est agité par les vents, si la mer est en repos, ni les rivières, ni les fontaines ; ses yeux dorment éveillés en bleu dans l’amour
La beauté, d’ailleurs, n’est-elle pas de ce bleu enchanté qui fait les enchantements simples dans la perpétuelle enfance du monde ?…
Murielle Compère-Demarcy
Né en 1957, Pascal Boulanger est poète et critique littéraire. Parmi ses derniers livres, recueils ou essais : Faire la vie, Entretien avec Jacques Henric (Éd. Corlevour) ; Au commencement des douleurs (Éd. Corlevour) ; Dans les fleurs du souci (Éd. Du petit Flou) ; Confiteor, Carnets (Librairie Éditions Tituli) ; Guerre perdue (Passage d’encre) ; et L’intime dense (Éd. Du Cygne).
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