En amitié, Portraits, Jean Blot
En amitié, Portraits, La Bibliothèque, Les Cosmopolites, 2015, 208 pages, 16 €
Ecrivain(s): Jean Blot
Le romancier, critique et essayiste Jean Blot, fonctionnaire à l’Unesco, bardé de prix littéraires prestigieux (Cazes, Valéry-Larbaud, des Critiques, etc.), né en 1923, exact contemporain de Bernard Pingaud, et que les lecteurs de Phoenix, revue phocéenne, connaissent bien pour ses chroniques brillantes, propose avec ce bel En amitié dix portraits d’écrivains-amis dont il parle avec chaleur et ferveur.
Chaque étude, accompagnée d’une photographie noir et blanc de l’écrivain, est le fruit de rencontres, de lectures, d’une amitié fervente. Ainsi, Pierre Emmanuel, Albert Camus, Eugène Ionesco, Marcel Arland, Albert Cohen, Roger Caillois, Lawrence Durrell, Nathalie Sarraute, Louis Guilloux, Denis de Rougemont, forment un panthéon intime, tissé d’une attention à l’autre, à sa personnalité unique, à l’aura qui se dégage de l’œuvre, à la qualité d’une relation qui a favorisé des points de vue et une approche singuliers : Jean Blot dépèce (même si le mot peut paraître paradoxal pour ces échanges de l’ordre de l’intime) le contexte dans lequel l’écrivain a surgi, s’est nourri, a « retenu » le lecteur privilégié.
Aussi, faut-il bien comprendre qu’il ne suffit pas de connaître un homme de lettres pour bien en parler, ni d’exercer ce difficile métier d’ami et de confident pour être à même d’évoquer cette capillarité entre l’homme et l’œuvre. Il y faut de la patience, du recul, une subtilité pour saisir les nuances, les frêles événements qui éclairent, les anecdotes qui enrichissent, les tout petits faits qui sont l’essence d’une vie, dans la mesure où l’observateur peut les saisir et les interpréter au plus juste.
De l’un, c’est l’humour qui émerge ; de l’autre, sa générosité ; d’un troisième, les sautes d’humeur…
L’important est de portraiturer à mi-distance de l’œuvre et de celui qui la porte, sans que ce dernier ne fasse ombrage critique. D’où, certes, une difficulté foncière, que Jean Blot affronte : il sait bien que le gage de l’amitié peut influer sur la lecture de l’œuvre.
Au-delà des écrivains singuliers élus, c’est à une leçon de critique vive que l’essayiste nous invite : rameuter les pans d’échanges privés, de manière à donner un « portrait » qui ne soit pas seulement circonstanciel mais digne d’une « recherche », d’une « mémoire » de l’autre, comme Jean Blot le note dans son texte introductif, Amitiés littéraires et portraits (pp.5-13).
Parfois, le portrait est un morceau de poésie pure et sous l’anecdote, la vie frétille :
Et au centre de la scène, un grand chapeau noir emprunté à un contrebandier la veille sur la tête, un sac de pareille couleur volé à une ménagère veuve le jour même, Pierre Emmanuel interrogeait un melon. Il le faisait gravement, sans hâte et cherchant manifestement à obtenir l’aveu du fruit. Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux, aussi concentré (p.23).
Camus, « notre soleil », à « la voix pure et bouleversante », « avait (sa) part d’ombre. Il avait été pauvre parmi les pauvres. À la pauvreté, il sut donner sa voix, prêter son orgueil. Pauvre, il ne l’était plus. Il est difficile de rester fidèle à la pauvreté quand on l’a perdue ».
Plus loin, Jean Blot signale, toujours à propos de Camus : « Il y avait du voyou en lui et plein de charme ».
L’humour d’Ionesco ; l’amitié de Blot pour un Cohen réticent à la course aux honneurs et qui décidera d’une phrase du sort de leur amitié ; la culture immense d’un Caillois, entre moqueries à l’endroit de sa femme et envolées métaphoriques… autant de traversées d’un livre qui « accompagne » le lecteur, lui rend plus proches des figures dites célèbres, et que la prose précise et gourmande de Blot dessine dans la réalité, comme si ces hommes et femme de lettres étaient là, tout près de nous distraire d’un beau mot, d’une belle pensée, d’un éclat du quotidien le plus banal.
C’est là sans doute la réussite de l’ouvrage ; enjoindre à la relecture d’œuvres « classiques » d’auteurs contemporains, toujours prêtes à nous parler.
Philippe Leuckx
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