Emma, Jane Austen
Emma, novembre 2015, trad. anglais Pierre Goubert, 688 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Jane Austen Edition: Folio (Gallimard)En 2015, l’argument de vente de l’édition en Folio d’Emma, le quatrième roman de Jane Austen (1775-1817), publié de façon anonyme alors que celle-ci a quarante ans, est une « traduction nouvelle de Pierre Goubert ». Puisque le roman est ultra-connu (mais nous y reviendrons quand même plus loin), intéressons-nous au phénomène de la traduction en comparant la première phrase dans l’édition originale telle que publiée par le Gutenberg Project, dans la traduction de Pierre Nordon publiée au Livre de Poche en 1996 (toujours disponible) et dans la présente traduction. Voici cette phrase en anglais : Emma Woodhouse, handsome, clever, and rich, with a comfortable home and happy disposition, seemed to unite some of the best blessings of existence; and had lived nearly twenty-one years in the world with very little to distress or vex her. La version Nordon : Belle, intelligente et riche, jouissant d’une confortable demeure et d’un heureux caractère, Emma Woodhouse semblait dotée des plus précieux avantages de l’existence : et depuis près de vingt et un ans qu’elle était sur cette terre, elle n’avait guère connu le chagrin ou la contrariété. La version Goubert : Emma Woodhouse, belle, intelligente et riche, disposant d’une demeure confortable et dotée d’une heureuse nature, paraissait réunir quelques-uns des avantages les plus susceptibles de rendre l’existence aimable. Ajoutons qu’elle avait vécu près de vingt et un ans dans ce monde sans beaucoup de motifs de se désoler ou d’éprouver de la contrariété.
La traduction de Nordon colle au plus près du texte, même dans la ponctuation ; la traduction de Goubert n’hésite quant à elle pas à s’écarter du texte original pour créer l’un ou l’autre effet stylistique intéressant, voire agréable en français contemporain. Disons que Goubert a cherché à donner au roman de Jane Austen une relative modernité en français, et qu’il y est bien arrivé, tout en tâchant de rendre au mieux l’ironie présente dans le texte original.
L’échantillon est bien évidemment très réduit, et peu concluant pour décréter le goût pour l’une ou l’autre traduction, mais après une première lecture dans la traduction de Nordon (il y a une dizaine d’années…), replonger dans Emma avec Goubert fut un plaisir renouvelé : si quelques variantes se présentent en français, l’histoire quant à elle est identique, et ce jusqu’à l’ultime phrase : But, in spite of these deficiencies, the wishes, the hopes, the confidence, the predictions of the small band of true friends who witnessed the ceremony, were fully answered in the perfect happiness of the union. A chacun de découvrir comment celle-ci est traduite selon ses affinités stylistiques en français, puisque les deux éditions francophones sont, ainsi qu’indiqué ci-dessus, disponibles de façon concurrente, même si la préférence va quelque peu à la plus récente…
L’histoire n’ayant pas changé d’un iota, un lecteur amusé peut y voir, entre autres choses, la matrice de toutes les comédies romantiques tournées pour le cinéma ou la télévision, en particulier du côté de la fière Albion : d’ailleurs, l’œuvre la plus célébrée de Jane Austen a connu diverses adaptations, et on en imaginerait bien une nouvelle avec, juste pour le plaisir de l’identité des prénoms, Emma Watson dans le rôle-titre, et Benedict Cumberbatch dans le rôle de Knightley : ces deux acteurs seraient idéaux pour donner au film tout son pétillant tout en conservant une saine distance, le côté tongue-in-cheek qui donne aussi toute sa saveur à Emma, le roman. Et ceci en admettant que l’histoire inventée par Jane Austen, qui y mit probablement un peu d’elle-même et de ses velléités d’indépendance, est d’un niveau largement supérieur à la moyenne des comédies romantiques.
Elle réunit néanmoins tous les ingrédients du genre : quiproquos, rebondissements divers, certitude dès le début que les deux personnages principaux sont faits l’un pour l’autre – reste juste à savoir comment les réunir… – et bien sûr, happy end entremêlé d’une bonne dose d’amertume fielleuse pour les « méchants », etc., tout en les sublimant et en ne perdant pas de vue d’aussi présenter une vue en coupe du milieu social où se déroule son intrigue : la bourgeoisie campagnarde d’un petit village, Highbury, situé à quatre lieues de Londres – situation bien pratique pour passer d’un milieu à l’autre en moins d’une journée… De surcroît, Emma présente une autre caractéristique de toutes les comédies romantiques à venir : l’Histoire, celle qui se joue sur les champs de bataille, dans les palais ou dans les bureaux en ces années 1810, en est radicalement absente. Napoléon ? Connaît pas. La révolution industrielle ? Tellement absente qu’on douterait qu’elle eût jamais existé.
Pour qui l’ignorerait encore, Emma narre l’histoire d’Emma Woodhouse, une jeune femme fermement décidée à ne pas tomber amoureuse et encline à jouer aux marieuses, qui finalement s’aperçoit qu’elle s’est trompée sur toute la ligne dans ses jugements, tant ceux posés sur autrui que ceux posés sur elle-même ; pour le lecteur francophone, il y a du Marivaux, voire du Molière dans cette intrigue qui est certes plaisante, mais l’est rendue encore plus grâce à ses multiples rebondissements (la pauvre Harriet Smith, mariée à toutes les sauces, si on veut passer l’expression…) et à ses personnages secondaires énormes dans leurs traits de caractère, qui sont plus sublimes que caricaturaux, du père d’Emma, l’hypocondriaque parfait, hilarant dans ses manies (en ce compris celle de sans cesse en appeler au témoignage de l’apothicaire Perry, ce personnage génial car n’apparaissant jamais tout en étant omniprésent dans le discours des autres), à la pauvre Mlle Bates, la tante de Jane Fairfax, et son bavardage aussi épuisant qu’inconsistant (ah ! la cruauté d’Emma Woodhouse à Box Hill…), en passant par cette réussite absolue qu’est Mme Elton, la femme du vicaire de Highbury, cette snobinarde égocentrique parfaite à qui on a envie de dire d’aller se faire cuire un œuf au « Bois d’Erables, le domaine familial des Hawkins, ses parents.
Dans la traduction de Goubert, les parties ironiques sont particulièrement bien rendues, que ce soit durant la soirée chez les Cole ou durant l’excursion ratée à Box Hill, ou encore durant la préparation du bal, entre autres avec ce jugement lapidaire de M. Knightley : « Fort bien. Si les Weston trouvent que justifient toute cette peine quelques heures d’amusement bruyant, je ne vais pas m’y opposer, mais je ne les laisserai pas décider de mes plaisirs à ma place. Oui, j’y serai. Je ne pourrais pas refuser. Et je tâcherai de garder les yeux ouverts aussi longtemps que ce sera possible. Mais j’aimerais mieux rester chez moi à examiner les comptes de la semaine de William Larkins. Beaucoup mieux, je l’avoue. Du plaisir à regarder danser ? Par pour moi, je vous le garantis. Je ne regarde jamais ces choses-là. Mais qui le fait ! La capacité à bien danser, comme la vertu, doit trouver en elle-même sa propre récompense. Le spectateur d’ordinaire pense à autre chose ». Et, quelques lignes plus loin, lorsque le bal est annulé, cette formule magnifique de laconisme, à propos d’Emma Woodhouse : « L’occasion, hélas, lui fut bientôt refusée de se quereller avec M. Knightley ».
Par contre, l’occasion n’est refusée à personne de (re)découvrir Emma dans la traduction de Goubert, c’est-à-dire avec un maximum de son ironie originelle et donc un maximum de sa capacité à faire rire, d’un rire qui a pu faire, même si discrètement, trembler la bonne société anglaise, d’un rire qui aujourd’hui encore pourrait inciter à remettre en question quelques certitudes et autant de donneurs de leçons façon Elton. Un peu plus de deux siècles après sa parution, un roman grandiose de fraîcheur ; pourra-t-on en dire autant des romans à la mode en 2015 ?
Didier Smal
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