Eloge du risque, Anne Dufourmantelle (par Sophie Galabru)
Eloge du risque, 320 pages, 9 €
Ecrivain(s): Anne Dufourmantelle Edition: Rivages poche
Au risque de la responsabilité
Eloge du risque est un appel au lecteur à s’engager envers l’Autre – l’inconnu, l’étranger, l’irréfléchi, l’évènement, autrui. Anne Dufourmantelle mesure parfaitement cet appel à l’incommensurable lorsqu’elle commence par écrire : « La vie est un risque inconsidéré pris par nous, les vivants » (p.1). La grande inversion de l’ouvrage est d’affirmer que ce n’est pas l’individu qui risque sa vie, lorsqu’il s’élance vers l’inconnu, mais bien plutôt la vie qui se risque à nouveau en l’individu – n’était-ce pas le cas dans l’évènement de la naissance ? – et lui offre un renouvellement inégalé de ses forces. Et si la vie s’est risquée en nous, alors être vraiment vivant ne consiste pas à perpétuer la vie au sens d’une conservation, mais à la perpétuer en renouvelant ce risque d’être. En lisant Anne Dufourmantelle, nous nous posons une question fragile et essentielle : pourquoi faudrait-il conserver sa vie et au nom de quoi ?
Il ne s’agit pas d’une rhétorique suicidaire ou mélancolique. Au contraire, c’est le plus vivant d’entre nous qui affronte cette question. Les prudents croient tenir leur vie, quand c’est elle qui les tient. Autre façon de dire, contre l’individualisme contemporain, que nous possédons moins de choses que nous le croyons. Plus profondément encore, la philosophe et psychanalyste nous dit que nous ne possédons la vie qu’à hauteur de notre capacité à (la) perdre et à (la) donner. Tout se passe comme si, le meilleur moyen de posséder sa vie était de se laisser déposséder d’elle ; se mettre hors de soi, parfois contre soi : là se découvre l’intensité de vie par où, peut-être, quelqu’un de conscient mais de libéré, vivant et charnel peut advenir.
En cinquante courts chapitres, Anne Dufourmantelle nous offre donc un souffle ou plutôt une respiration dans le climat des pensées habituelles. Elle décline tous les risques, sous toutes leurs formes afin de montrer qu’il existe autant de manières de mourir à soi que de renaître : la nouveauté, l’amour, l’oubli, l’infidélité, la perte de sa raison et de ses convictions, la tristesse, la liberté, la perte de temps, la foi en Dieu, la mort, l’inconnu, l’analyse, la parole, la solitude, le rire, le rêve, l’espoir, l’éblouissement, la vérité.
Dufourmantelle parle aux grands vivants mais aussi à ceux qui ont oublié leur désir. C’est en partageant de nombreux extraits de ses séances de psychanalyste qu’elle nous livre le récit opératoire de ses entretiens. La névrose et le symptôme, s’ils sont des compromis acceptables pour vivre sans risque, révèlent en réalité la peur, la répétition du trauma, le confort de l’inconfort : il est plus facile de répéter le Même – la scène traumatique, l’abandon, le non-dit familial – que d’aller à l’Autre (la vérité, l’avenir, autrui) : « Ce dont la névrose originaire a horreur, elle dont le mouvement principal consiste toujours à ramener l’inconnu vers le connu, à n’importe quel prix » (p.33). Sans rien affirmer, il semble que le risque de la vérité soit pour l’auteure le plus grand des risques à courir, celui que nous font risquer la question philosophique, le symptôme psychanalytique, l’écriture et l’amour qui, inéluctablement, réveillent à la vérité de soi et de l’autre.
Mais derrière la diversité des risques et des entretiens, Anne Dufourmantelle ne cherche pas à affirmer ni à démontrer : elle écoute l’Autre, elle sait respecter « la qualité de tristesse » de cette patiente qu’elle voudrait « protéger d’une atteinte plus brutale, de la fracture » (p.55). Il ne s’agit pas d’un exercice de démonstration mais d’inspiration : ses expériences, ses convictions, ses intuitions et ceux qu’elle écoute lui donnent à parler du risque. Ses inspirations lui viennent aussi du stoïcisme, de Deleuze, de la déconstruction derridienne. Mais il faut bien le dire, nous avons été frappés par la conviction lévinassienne de l’auteure. Anne Dufourmantelle semble toujours interpellée par l’autre, dans une responsabilité sans pourquoi (cf. Agata Zielinski, Levinas. La responsabilité est sans pourquoi, PUF, 2004) ; conviction d’une femme qui ne croyait pas aux pourquoi (« c’est mon problème sûrement » disait-elle de cette conviction, p.198).
Peu d’auteurs ont si bien parlé de l’intensité vitale. Parler du risque et enjoindre au risque – l’un glisse souvent vers l’autre –, ce n’est pas appeler à l’irresponsabilité. Bien au contraire, il s’agit pour A. Dufourmantelle de savoir placer notre responsabilité là où elle engage vraiment, là où la vie se tient : dans l’accueil de l’évènement, dans cette hospitalité à ce qui nous dépasse. Il n’y va pas seulement d’une exhortation à dépasser la peur pour embrasser l’imprévisible : il s’agit aussi de s’opposer aux injonctions individualistes, de troubler le principe de précaution, de rire des délibérations infinies. Ce style fragmentaire est en lui-même une liberté offerte à son lecteur comme à ses patients de douter et d’oser. Anne Dufourmantelle a su prendre tous les risques, celui d’écouter comme de répondre – jusqu’au sacrifice ; risque qui la rend aujourd’hui encore, si présente à son lecteur.
Sophie Galabru
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