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Elles étaient neuf, Gwen Strauss (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 11.06.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Histoire, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Elles étaient neuf, Gwen Strauss, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, février 2024, trad. anglais (États-Unis) Catherine Delaruelle, 264 pages, 22 €

Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Elles étaient neuf, Gwen Strauss (par Yasmina Mahdi)

 

L’échappatoire

Gwen Strauss, franco-américaine née en 1963, est autrice de livres pour enfants, poétesse, directrice d’une résidence d’artistes et d’un programme culturel à la Maison Dora Maar. Son ouvrage est important à plus d’un titre, édifiant, car il dénonce le régime vichyste de collaboration avec l’idéologie hitlérienne et l’instauration d’un antisémitisme d’État, qui ont servi de socle au génocide des Juifs d’Europe, des Tziganes, des communistes, des témoins de Jéhovah, des homosexuels, des malades mentaux, des résistants, dont tous portaient des étoiles de couleurs distinctes.

Neuf jeunes femmes – dont la grand-tante de l’autrice, Hélène Podliasky, brillante mathématicienne – témoignent des arrestations par la police française, des tortures et des meurtres de masse, à la limite de l’imaginable et du supportable.

Dès le début des pogroms, « les prisonnières ont été rassemblées dans de grandes cours sans abri, sans ombre. Elles restent assises en proie à une détresse muette, les yeux dans le vide. (…) La puanteur règne, un mélange de corps en décomposition, de morts, d’excréments, de saleté, de sueur et de peur ». Ainsi, « des résistantes françaises, des prisonnières politiques », invisibilisées sous un numéro de matricule, dotées d’un « courage incroyable et d’instinct de survie » hors du commun, retracent un pan de leur histoire personnelle et à travers elle, leur périple, ce qui dévoile une autre vision de l’Histoire.

Les noms allemands et les terribles invectives et insultes hurlés par les tortionnaires résonnent en arrière-fond de l’inconscient collectif occidental : « SS », « les Aufseherinnen (les auxiliaires de garde) », « le Krankenrevier (le quartier des malades) », « l’effektenkammer (l’entrepôt) ». Le mot d’ordre de l’idéologie nazie est d’« éliminer tout élément inapte ». Dans le camp de Ravensbrück, les prisonnières, sommées d’arborer des triangles de différentes couleurs, sont tondues, rasées, battues, tandis qu’est organisée la « première sélection pour le four crématoire ». Tout ceci à l’aide de chiffres, de quotas et de paperasseries administratives, car « les nazis [étaient] obsédés par la nomenclature » et les classifications racialistes. Le camp de concentration de « Ravensbrück, qui a fonctionné de 1939 à 1945 », est le seul camp nazi construit uniquement pour les femmes – « quelques 123.000 femmes et enfants (…) ainsi qu’environ 20.000 hommes » y ont été internés. De grandes firmes industrielles, aidées par des banques allemandes, se sont considérablement enrichies en pratiquant le travail forcé, et sont restées impunies !

Au milieu de cet enfer – « un robinet pour 1000 femmes (…) quelques sanitaires pour 3000 détenues » –, quelle est la raison de vivre ? Une des réponses des survivantes résume leur volonté de témoigner : « Si nous renonçons maintenant, que restera-t-il de nous ? ». Ces femmes de la résistance française ont accompli des actes de bravoure très dangereux, dans la clandestinité, au péril de leur existence, comme cheffes ou agentes de liaison. Se nourrir, vaincre la désespérance et l’anéantissement, ne peut avoir lieu qu’à l’aide du soutien d’un groupe soudé par l’amitié et le partage : « Leurs principes leur ont permis de rester fortes, tandis que d’autres perdaient le sentiment d’exister et se laissaient aller peu à peu à un état animal (…) ». Le fonctionnement du système nazi des camps est renforcé par la présence d’éléments subalternes, contremaîtres, gardes, surveillantes et « la Lagerälteste (prisonnière surveillante) », souvent polonaise, ainsi que par les « criminelles de droit commun ». Cette monstrueuse organisation a « produit une hiérarchie interne macabre » dans laquelle les homosexuelles et les tziganes restaient les plus méprisées des déportées.

Gwen Strauss, après de fastidieuses recherches, a exhumé les comptes-rendus les plus atroces, grâce aux traces écrites et orales des rescapées. Ces évasions eurent lieu en avril 1945, notamment celle du groupe des neuf femmes camarades de déportation. Durant cette horrible route, « ces chaotiques marches de la mort » à travers l’Allemagne depuis Leipzig, correspondent à la liquidation de plusieurs milliers de déportés par les SS et l’assassinat de prisonniers politiques par la population civile. La sororité a permis de persévérer dans le combat, de survivre, afin de poursuivre un but : « atteindre le front, sans se faire tirer dessus » car « les SS tuent tout le monde sur leur passage ». Autre abjection : avant le rapatriement, des viols ont été perpétrés sur une quantité incroyable de femmes, même mourantes. L’autrice aborde aussi le problème complexe de l’après-guerre et des traumatismes au sein des familles, de ce qui « se transmet à la génération suivante ».

Ce livre documente des faits réels (à l’aide de photographies par exemple), dans un contexte où, comme le rappelle Germaine Tillion, « dans la France de 1940 (…) les femmes qui n’avaient pas le droit de vote, pas de compte en banque, pas d’emploi (…) étaient capables de résister ». Ces écrits dévoilent la barbarie de l’extrême-droite.

 

Yasmina Mahdi



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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.