Elle lui bâtira une ville, Raj Kamal Jha
Elle lui bâtira une ville, octobre 2016, trad. anglais (Inde) Eric Auzoux, 411 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Raj Kamal Jha Edition: Actes Sud
Avant le livre, il y a L’auteur. Journaliste expérimenté, directeur de la rédaction à l’Indian Express, il avait écrit (2008, Actes Sud) un précédent roman, Et les morts nous abandonnent. D’un tel chef d’œuvre, tellement à part, à plus d’un titre bouleversant, dire – et, si vous ne lisez qu’un livre… apparaissait comme allant de soi, jusqu’à ce second ouvrage, presque 10 ans après. Autre pur chef-d’œuvre totalement dans la veine du précédent, avec sujet, cadre, architecture du récit, et leur dose de nouveautés, mais toujours dans ce regard sur l’Inde actuelle – lorgnettes croisées du fantastique, du rêve, du reportage. Écriture (et traduction des plus pertinentes), philosophie ; sociologie aussi, qui relèvent de cette magie venue d’une – très grande – littérature indienne, contemporaine, ou (et) intemporelle… Sans oublier, également, le film-documentaire, qui passe, implacable, entre les mailles de cette formidable histoire déjantée. Jamais bien loin de l’écrivain bouillant dans son imaginaire, le reporter, le citoyen, qu’on devine engagé, de l’Inde d’aujourd’hui ; celui qui donne à voir – autrement – et qui pointe : « une montagne d’ordures ; six canalisations d’égouts géantes qui attendent d’être installées Dieu sait où. Elles servent de domicile à des mères et à leurs bébés, qui viennent y dormir après leur journée de labeur sur un chantier voisin… ».
Mais comme souvent avec les merveilles de la littérature indienne, il serait vain de chercher à classer en registres – trop de chez nous – le fleuve de ce roman : le courant conte-enfants, celui purement fantastique, cet autre quasi policier, là du thriller, ici du récit réaliste, et même le parfum du fleur bleue, c’est d’un savant mélange, genre Curry odorant, dont les bases de l’excellente recette nous resteront à jamais inconnues ; si ce n’est le bonheur rare de le goûter…
Il s’agit d’une immense mégapole indienne – Delhi peut-être ; le Nord en tous cas. De nos jours, entre extrême modernité, propre à l’Inde – autoroutes anonymes, médias clinquants, luxe ostentatoire dans d’insupportables clivages sociaux – et bidonvilles des profondeurs de l’absolue pauvreté. Fond d’écran parfaitement inamovible des usages et traditions indiennes – religions, castes, mentalités… Trois personnages sur le devant de cette scène qui pourrait s’honorer de se fondre dans de très vieilles pages de théâtre de l’Inde ancienne. Chacun a son épaisseur, ses détails infinis de tissu fait main, chacun a quelque chose à voir avec les deux autres. La Femme, l’Homme, l’Enfant, voilà nos protagonistes. Leurs récits s’entrecroisent, et nous, lecteurs, nous les observons, tantôt au plus près de leur psyché, quelquefois des plus étranges, de leurs émotions à vous faire monter les larmes, tantôt de très haut, presque en altitude, depuis ce building au plancher de verre d’où l’on voit la nuit l’écheveau flashi des autoroutes, ou carrément du ciel, au niveau d’un avion ou du ballon rouge d’une fille des rues, qu’on suit sans jamais la cerner, ni évidemment l’attraper, tout au long de l’histoire racontée par Raj Kamal Jha… réalité des plus improbables, allégorie, on ne sait. Mais nous sommes en Inde, et l’on ne peut s’attendre à du rationnel cadré, séparé nettement du rêve désigné. Pas de niches, ni de boîtes au pays du Mahabharata, quand il faut une nuit entière, des allers-retours, et mille voies sans issues pour vous raconter une histoire. Tout se mélange aussi avec Elle lui bâtira une ville, en prenant le temps qu’il faut ; le rêvé, le tangible, le passé vrai ou revisité, le futur(isme) ; le dedans, le dehors des gens. Ce qu’ils sont – peut-être ; ce qu’on croit qu’ils sont – surtout. Simple, direct, rectiligne, qu’en voilà des mots incongrus voire interdits dans un récit comme celui-ci ! Tout savoir, tout comprendre ? Que ceux qui ont de tels besoins passent leur chemin…
Car que nous importe ! passer du réel à l’univers fantastique ne posant au bout aucun problème, par l’alchimie et la force du roman… Trois histoires, ou une seule grande ? trois boîtes en papier mâché décoré finement, comme on en trouve en Inde, gigognes à certains moments, désolidarisées à d’autres, colorées, fascinantes ; des boîtes à histoires. On suit avec quelque chose qui ressemble à l’évidence, la Femme, son enseignant de mari, son veuvage, leur gamine qui a fui, et revient des années après, murée dans un silence dont on piste passionnément l’origine à la façon d’un policier british. Quant aux tribulations de cette magnifique chienne des rues, devenue mère adoptive d’un enfantelet abandonné une nuit au pied de marches, un peu Mowgli dans sa jungle, façon Kipling, jamais aucun doute ou incrédulité ne pollue notre lecture. Mieux, cet Orphelin – qui est-il, qui l’a déposé ? – et sa mère animale, est une pépite précieuse, une histoire dans l’histoire, ciselée, qu’on imagine pouvoir extraire du reste du livre, pour le raconter un soir, à un enfant, sinon à l’enfant qui est encore en nous. De même – pour adultes plus avertis – que cet étrange et frissonnant itinéraire de l’Homme, qu’on devine psychopathe, tourmenté, sexuellement plus qu’inquiétant, et dont les origines n’en finissent pas de nous intriguer : « il se dirige vers la fenêtre, baisse les stores, car il aime l’obscurité, il aime que tous les éléments de la pièce soient enveloppés dans leurs propres taches d’ombre. Comme il l’est lui-même en ce moment, frigorifié et nu ».
Chacun de ces parcours, de ces tranches ou traces de vie, rebondit sans cesse, frôlant la vie de l’autre – on l’aura compris – et nous conduit, non à des conclusions cadrées scientifiques et occidentales, mais à des ouvertures sur tel ou tel bout de possible vérité, des échappées légères, incomplètes mais à la netteté d’une focale de téléobjectif.
A condition d’accepter de voguer dans un temps d’ailleurs, dans l’univers unique de Kamal Jha, quel plus beau voyage – initiatique et infini – que celui, accroché au ballon rouge de la fille des rues – réelle ou non, peu nous chaut…
Martine L Petauton
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