Elizabeth Von Arnim ou une échappée hors des convenances
« Un homme, au moins, est libre (…)
Mais une femme est empêchée continuellement (…)
Sa volonté, comme le voile de son chapeau
retenu par un cordon, palpite à tous les vents ;
il y a toujours quelque désir qui entraîne,
quelque convenance qui retient ».
Flaubert, Madame Bovary
Elizabeth von Arnim connaît le succès dès son premier livre, Elizabeth et son jardin allemand (1898), prolongé un an après par L’été solitaire. La narratrice, qui se confond avec l’auteur, raconte quelques-unes de ses années passées en Poméranie à tenter d’apprivoiser le sol de son domaine mais aussi son propriétaire de mari. Celui-ci est surnommé l’Homme de Colère et leurs trois filles sont le Bébé d’avril, le Bébé de mai, le Bébé de juin.
Grâce à ces trouvailles faussement naïves et à quelques détails pittoresques, le lecteur ne s’ennuie pas. Rien ne se passe pourtant. Les noms de plantes défilent plus nombreux que les visiteurs souvent malvenus mais toujours courtoisement reçus. Elizabeth, allongée dans l’herbe ou lovée dans un fauteuil de sa fastueuse bibliothèque harmonise ses lectures avec le temps comme d’autres leurs robes. Les saisons s’enchaînent plus rapides que l’action qui tient en quelques anicroches et dérobades. C’est parce qu’il n’y avait probablement pas de quoi en faire deux romans que le tour de force est une réussite.
Le ton devient nettement plus caustique dans En caravane (1909). Un baron prussien vaniteux, radin, misogyne et xénophobe écrit pour ses amis le récit de ses vacances. Ses commentaires acerbes et récurrents contre les Anglais laissent présager la guerre ; l’horreur est inéluctable quand le nationalisme le plus primaire est entretenu par des militaires bornés. Mais, avec une grande habileté dans l’ironie, Elizabeth von Arnim rend le lecteur complice de l’épouse et des autres aventuriers de ces tribulations en roulotte dans le Kent et le Sussex, excursion combien moins onéreuse qu’un séjour en Suisse ou en Italie mais mettant à rude épreuve les exigences du baronet vis-à-vis de son petit confort et de la soumission qu’il attend de son épouse.
Les maris ne sortent pas grandis de ces trois livres et Avril enchanté (1) ne les réhabilite pas : acariâtres, méprisants, infidèles… Heureusement, même les femmes les moins prédisposées peuvent devenir des héroïnes quand l’espoir d’un mois de villégiature dans un château italien leur donne l’audace de s’associer, de mentir et de prendre leurs distances. Gare cependant au jugement impitoyable ou à l’indifférence de leurs congénères. La femme aussi peut être une louve pour la femme.
Les derniers chapitres, entre théâtre de boulevard et conte de fée, font l’apologie du printemps italien. Quand il est si généreux en couleurs et en effluves, n’est-il pas plausible que des Londoniens à peine sortis de la brume se laissent enivrer par une atmosphère dont aucun bouquet chèrement payé dans la capitale n’aurait pu leur donner idée ? Le happy end sauve la morale mais pas les conventions absurdes, largement écornées.
Un dénouement heureux et lourd de symboles clôture aussi Mr Skeffington, comme pour compenser la cruauté croissante du récit. Riche et belle divorcée d’un mari volage, Mrs Skeffington, séductrice du temps de sa splendeur, découvre à travers le regard de ses anciens amants ou nouvelles connaissances qu’elle est une épave d’autant plus pénible à fréquenter que sa mise et son maquillage outranciers révèlent tout ce qu’elle voudrait cacher aux autres mais surtout à elle-même.
Il est pourtant difficile au lecteur de conserver jusqu’à la fin son antipathie pour cette mondaine superficielle, égoïste et irrésolue. La déchéance et l’isolement menaçant tout un chacun, ils méritent un peu de miséricorde. Écrit en 1940, un an avant la mort de l’auteur, le roman est cruel parce que réaliste sous ses airs de conte moral.
Mais n’est-ce pas là, en définitive, une série d’historiettes écrites par une aristocrate désœuvrée pour des dames en mal d’émotions faciles ? Ce serait confondre joie de vivre et futilité. Or, si la première triomphe, elle accompagne des thèmes plus graves comme le vieillissement, la solitude, l’hypocrisie et la frustration de devoir être des personnes « comme il faut » quand on voudrait simplement être comme on est.
Jamais, donc, de mièvrerie chez Elizabeth von Arnim mais beaucoup d’humour pour outrepasser son rôle de femme « honnête » et devenir un auteur à part entière. Ainsi s’échappe-t-elle de son château au lever du jour, seule et sans aucun apparat, pour profiter de son jardin et de la nature et ironise-t-elle, par l’intermédiaire de ses héroïnes, sur la prétendue suprématie masculine. À l’inverse d’une Jane Austen se moquant surtout des jeunes-filles que seule la domination d’un mari rendrait sages, elle montre que c’est dans une relation moins codifiée et plus sincère qu’est le bonheur.
L’incipit de Tous les chiens de ma vie (1936) témoigne de cette irrévérence : « Parents, maris, enfants, amants et amis ne manquent certes pas de mérites, fort grands même, mais enfin ce ne sont pas des chiens ». Dans cette autobiographie, Elizabeth raconte comment les chiens autant que les humains de sa vie l’ont aidée à vivre joyeuse mais lui ont aussi appris à mourir.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Voir sa présentation sur le site dans Bouquet de bouquins printaniers 2013
Elizabeth von Arnim est le pseudonyme de Mary Beauchamp, anglaise née en 1866 en Australie. Elle épouse par amour le baron Henning August von Arnim-Schlagenthil, rencontré lors d’un voyage en Prusse et moqué gentiment sous le surnom de l’Homme de Colère. Le couple ne fréquente que la plus haute aristocratie puis se retire loin de l’étiquette de la cour berlinoise sur les terres du baron où Elizabeth peut assouvir son désir de lecture, d’écriture et de communion avec la nature ; H-D. Thoreau est un de ses auteurs favoris. La vie quasi féodale dans le nord de la Prusse contraste avec la vie que l’écrivain va connaître après son veuvage en 1910. Tantôt aux États-Unis, en Angleterre ou sur la côte ligure, Elizabeth mène l’existence d’un auteur très à la mode et richissime. Elle se remarie en 1916 avec le comte John Russell, petit-fils d’un premier ministre, frère du mathématicien, philosophe et futur prix Nobel, Bertrand. Mais les très nombreuses infidélités de John conduisent Elizabeth à partir vivre en Suisse où elle retrouve son amant l’écrivain H-G Wells tout en ayant une liaison qui durera treize ans avec Alexander Frere de 26 ans son cadet et qui deviendra son éditeur. Elle s’installe ensuite à Mougins, sur la Côte d’Azur, tout en effectuant de fréquents séjours en Angleterre et en Suisse et recevant ses amis artistes. Belle, elle est malgré son âge toujours très courtisée mais souffre de relations difficiles avec ses enfants qui se sont éloignés d’elle, en particulier Beatrix qui a pris parti durant la Première Guerre mondiale pour l’Allemagne. Le tourbillon de fêtes et de mondanités ne l’empêche pas de se tenir informée de la montée du nazisme et de la politique internationale qui l’inquiètent. Elle s’exile en 1941 aux États-Unis où elle meurt. Elle laisse une œuvre constituée de vingt deux romans souvent adaptés au cinéma ainsi qu’une abondante correspondance. Les éditions Salvy, 10/18 puis Bartillat ont publié les ouvrages cités dans cet article. Les Belles Lettres ont aussi publié Les aventures d’Elizabeth à Rügen etVera, mais toute l’œuvre n’est pas encore disponible en traduction. Les informations de cette brève biographie ont pour source principale la préface à Tous les chiens de ma vie, François Dupuigrenet Desroussilles, Bartillat 2014.
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