Eléni, ou Personne, Rhéa Galanaki (par Christelle d'Hérart-Brocard)
Eléni, ou Personne, août 2018, trad. grec René Bouchet, 380 pages, 20 €
Ecrivain(s): Rhéa Galanaki Edition: Cambourakis
Bravant règles et interdits dans son pensionnat, Eléni Altamura-Boukoura croque frénétiquement ses camarades et tout ce qui l’entoure, et prolonge cet exercice, la nuit, à la lueur de bougies volées. Si sa mère désapprouve sévèrement cette excentricité, son père, le célèbre marin et capitaine de Port Ioannis Boukouris (qui a fait helléniser son nom libanais), non seulement s’en amuse, mais encourage les ébauches de sa fille adorée, son aînée et sa préférée, jusqu’à lui offrir des cours particuliers avec le célèbre peintre italien, Raffaello Ceccoli. Mais ces petites transgressions et largesses prennent une tournure beaucoup plus sérieuse et inquiétante le jour où la jeune fille émet le souhait de se rendre en Italie afin d’étudier la peinture, de parfaire ses connaissances et de réaliser pleinement sa vocation artistique. C’est là que la figure héroïque du père, fantasque et charismatique en public, se réalise aussi dans l’intimité, avec une grandeur d’âme et une noblesse tutélaire hors du commun. Aussi, lorsqu’il accepte d’accompagner sa fille à Rome, dans un contexte politique troublé et incertain, amorce-t-il en même temps qu’il le scelle le destin exceptionnel de la première femme peintre grecque qui, au XIXème siècle, est allée étudier en Italie :
Un jour, le capitaine vint me trouver par le chemin que le soleil allumait sur les eaux et, me voyant bouleversée, il me dit que rien dans la vie, ni dans la mort, ne justifiait d’entraver la liberté et le savoir.
Et sa seule revendication pour ne pas dire sommation : n’oublie jamais que tu es Grecque. Non seulement elle ne l’oubliera pas, mais cette exhortation paternelle l’accompagnera sa vie durant, dans ses choix, ses concessions et ses renoncements les plus douloureux puisque essentiels. Qu’y a-t-il en effet de plus substantiel que son identité ?
Eléni l’apprendra à ses dépens : grimée et travestie en homme pour accéder à un savoir interdit aux femmes, elle parviendra à intégrer l’école des Beaux-Arts. A compter de ce jour, et malgré les nombreuses contraintes liées à cet énorme stratagème, elle acceptera de devenir Personne : ni homme, ni femme, mais envers et contre tous, elle sera peintre !
Cependant, le prix à payer est considérable et même exorbitant : en eut-elle conscience le jour de sa métamorphose et cela en a-t-il vraiment valu la peine ? Ces deux questions sont celles que se posent et que nous posent le narrateur extradiégétique ainsi que la narratrice Eléni, lorsqu’elle s’empare du récit et retrace pour elle-même ou pour son fils décédé le chemin chaotique et tragique de son existence.
Il eut été intenable, en effet, de vivre indéfiniment de subterfuges, de ruses et de mensonges. La vérité devait bien finir par éclater au grand jour. Or, c’est elle-même qui, pour l’amour d’un peintre révolutionnaire italien, Francesco Saverio Altamura, tombera le masque et s’enferrera dans le cycle infernal du doute, de la culpabilité, de la honte et de la reconstruction inextricable d’une identité, après qu’elle a été trahie, bafouée :
Sans dire un mot, il promena son regard des tableaux à la photo de Personne, puis de la photo à moi, et il eut la bonté de taire la question qui paraissait lui brûler les lèvres, de ne pas me demander si j’étais en même temps le peintre chevronné, le jeune homme photographié et la femme qui un jour l’avait mis au monde, ou si j’étais la représentation de toutes ces personnes, de tous ces masques. Je n’aurais su lui répondre exactement, comme si certains événements de la vie répugnaient à se loger dans les mots.
Immense, le roman de Rhéa Galanaki l’est à plusieurs titres : le thème de la condition féminine, doublée de celle de l’artiste, fait l’objet d’une analyse juste, sévère et sans concession, toutefois pondérée par la présence de personnages ambivalents sinon bienveillants, expliquant l’émergence de figures emblématiques telles que l’héroïne, dont le destin aussi tragique qu’exceptionnel fait écho à celui d’Artemisia Gentileschi qui, en Italie, deux siècles auparavant, avait déjà livré une bataille acharnée pour obtenir le droit d’apposer sa signature sur ses propres œuvres d’art. Par ailleurs, l’âpre question de l’identité, essentielle, fondatrice et incompressible, se fond judicieusement dans l’architecture générale du roman, l’imprégnant d’une note philosophique, légère et tout à fait digeste. Enfin, une écriture dynamique et bien équilibrée entre des faits réels rapportés, des détails historiques documentés et une belle prose purement romanesque (avec quelques envolées lyriques, qui ne sont pas sans rappeler la tragédie grecque), développe et enrichit cette histoire réellement passionnante. Remercions René Bouchet pour sa traduction, qui nous permet de découvrir ou redécouvrir Rhéa Galanaki, une grande auteure grecque contemporaine.
Christelle d’Hérart-Brocard
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