El Dorado, Robert Juan-Cantavella
El Dorado, novembre 2014, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon (El dorado, 2008), 446 pages, 24,15 €
Ecrivain(s): Robert Juan-Cantavella Edition: Le Cherche-Midi
Ce que je veux dire, c’est que ce que je fais, ça, c’est difficile. Décrire la réalité, la vérité, ce qui se déroule sous mes yeux.
(…) Parce que, dites… ne nous y trompons pas, on a tous eu un jour envie de s’éclater, de gober ce mensonge, comme quoi il ne se passe rien et tout est contrôlable avec de la volonté, n’est-ce pas ?
(…) Une absurdité n’est pas toujours une connerie. Bien souvent, c’est même le contraire. Parfois les vérités sont modelées à partir du mensonge (…)
(…) Quand les montagnes russes et les piscines d’eau chaude seront fermées, il ne restera plus qu’eux, des centaines de ces énormes immeubles composées comme un sinistre Rubik’s cube de milliers d’appartements conçus sur le même modèle, dans six couleurs différentes au choix. Et à l’intérieur il y aura des milliers de gens.
(…) Comment redresser une bonne fois pour toutes ce monde qui ne devrait pas exister tel qu’il est. Diantre ! L’œuf ou la poule, qui est apparu en premier ?
(…) Le monde est un tissu d’organisations secrètes sans siège social ni numéro de téléphone ou de Sécurité sociale, mais avec une force insolite et une grande capacité à se reconnaître.
(…) Le menu d’aujourd’hui consiste à bien mélanger les six paragraphes précédents et à les agiter, les émulsionner, les dissoudre, les désagréger, les compacter et les distiller dans une chronique des faits qui rende au journalisme le sens qu’il a eu un jour.
(…) La vie est un jeu de survie, or le verbe survivre ne se conjugue pas au pluriel et n’admet pas de sentiments de culpabilité.
(…) En tant que journaliste free-lance professionnel, j’ai dû accepter ces dernières années un tas de commandes insignifiantes et totalement crétines, qui non seulement me posaient des problèmes de conscience, mais faisaient de moi un être répugnant, une pièce parfaitement huilée de cette stupide société du spectacle qu’est parfois le journalisme. En tout cas, l’histoire que je m’apprête à retracer est survenue au cours d’une de ces piges alimentaires, terme souvent employé par mes collègues pour désigner ce à quoi ils consacrent réellement leur vie : informations idiotes, reportages convenus, chronique réalisées sur le même modèle.
Attention : ce livre n’est pas un livre sérieux. De l’aveu même de l’auteur dans ses remerciements, ce n’est qu’une « pantalonnade ». Cela peut être une bonne raison pour le lecteur de lui accorder l’attention et le mérite qu’il mérite et de le prendre avec le sérieux adéquat. De là à préciser la nature et la quantité de sérieux à lui accorder, nous ne nous y aventurerons pas. Il sera donc prudent de ne pas prendre ce livre pour ce qu’il n’est pas. Peut-être aurez-vous alors une chance de le prendre pour ce qu’il est, à condition de parvenir à comprendre ce qu’il est. Cela peut d’ailleurs sembler si peu évident que le narrateur/auteur et personnage principal, l’atypique journaliste Karagol, éprouve le besoin de clarifier ce dont il s’agit au cours d’un des dialogues monologués qu’il tient avec son ami, qu’il récupère à sa sortie de prison, le camarade Brona. Markus Brona. Il s’agit donc d’un « apportage », à ne surtout pas confondre avec l’idée de reportage. L’apportage serait en effet une sorte d’anti-reportage où les jeux du réel et de l’imaginaire, de l’objectivité et de la subjectivité, de la vérité et du mensonge sont encore plus flous et fous que dans le monde relativement raisonnable, raisonné et raisonnant dans lequel la plupart d’entre nous, lecteurs, vivons lorsque nous ne lisons pas.
Karagol est à la recherche d’El Dorado (mais est-ce un lieu ou une personne ?), et le guette à l’occasion d’un apportage commandé sur l’univers doré des vacanciers, quelque part sur la côte méditerranéenne, entre Barcelone et Valence. La Marina d’Or où il va passer quelques jours est un univers sans nul doute artificiel, paradisiaquement artificiel. Surtout lorsque les perceptions et les visions de ce qui est sont révélées par la consommation régulière des « pommes » que Karagol a toujours par devers lui. Des pommes multicolores aux composants chimiques et pharmaceutiques plus ou moins connus, plus ou moins déclarés, et aux effets indubitablement efficaces. La marina d’Or ressemble alors à un univers peuplé de grand-mères volantes qui semblent droit sorties d’un dessin animé de Miyazaki, où la logique des événements relève de la surprise permanente avec des effets de répétition dont l’effet peut être aussi comique qu’angoissant. Et pourtant, ces visions passablement délirantes, absurdes, loufoques, baroques, hallucinées peuvent aussi toucher juste et tirer à boulets rouges sur ce que d’autres ont pu un peu pompeusement baptiser société du spectacle. Ce monde où les mises en scène et les simulacres, pour censés et cohérents qu’il soient, sont aussi illusoires, pour ne pas dire illusionnistes, que n’importe quelle autre fiction.
Un peu épuisé par le monde de la Marina d’Or, qui se fait parfois menaçant, Karagol récupère son ami à la porte de sa prison et l’emmène illico à Valence pour les journées mondiales de la famille et la venue du Pape dans la ville. Après le rôle de vacancier parallèle des paradis de béton, la plongée a lieu au milieu des militants catholiques de tous bords, avec un ex-taulard cultivé reconverti en conseiller en affaires religieuses. Au rythme de la consommation des « pommes » et des cocktails ou des apéritifs, avec la complicité de Ricky le barman, Brona et Bigorneau (le surnom de Karagol) vont s’imprégner… de l’atmosphère, des bruits, de la chaleur, de la foule des volontaires et des touristes qui se pressent tous dans l’attente du Pape et de la Papamobile… qui passera… Mais quand ?
Il y a quelque chose d’épuisant dans la lecture de cet El Dorado qui semble surtout un mirage moqueur qui brouille sans cesse les pistes et les phrases, les images, les références et la logique. D’épuisant et de réjouissant à la fois, si l’on accepte de ne comprendre que par éclairs, de ne retrouver le fil, comme les personnages/narrateurs eux-mêmes, que pour le perdre aussitôt ou y faire de nouveaux nœuds. Un univers qui peut évoquer au choix les films de Miyazaki ou de Terry Gillian, ou le plus ancien Hellzapoppin. Autant le dire, accrochez-vous aux bastingages du rationnel et n’oubliez pas votre gilet de sauvetage, car les canots de sauvetage ne sont que des décors peints qui prennent l’eau, que le capitaine a abusé de l’alcool et d’autres substances psychoactives, même si le bateau reste à quai quand le soleil tape trop fort.
L’imaginarium du Dr Juan-Cantavella s’ouvre à vous, quand il vous aura happé, nul ne sait où il vous relâchera…
Marc Ossorguine
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