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Ekphrasis 7. La Radieuse Cité

Ecrit par Marie du Crest le 22.08.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Ekphrasis 7. La Radieuse Cité

 

 

La radieuse cité

Lors de la première exposition au Mamo à Marseille en 2013

 

La ville est une ville antique, les Grecs d’un lointain comptoir y abordèrent par la mer commune dans le décor minéral des collines blanches. Les marins-commerçants y rêvèrent, des siècles durant, de navires chargés de précieuses marchandises, y rêvèrent d’autres voyages, et d’amours légendaires.

Les hommes ont continué à construire, à gagner l’intérieur des terres et à démolir, à bâtir à nouveau et à imaginer de nouvelles vies. Elle prit plusieurs fois nom : Phocée, Massalia, Marseille.

Les cigales dans les arbres cachées stridulent l’été de leur vie éphémère. Arrêt Le Corbusier 20-22. Sur le boulevard des vieilles prostituées que les contre-allées protègent, elle revient après l’incendie destructeur. Immeuble posé avec la fantaisie de n’être pas aligné. « Vé, la maison du fada ». De l’autre côté de l’artère, Maguelonne, des plaisirs galants d’un autre âge.  L’architecte suisse a embrassé les fées de son art. Doux fou. Construire là dans la verticalité, la ville des villes, la radieuse cité des hommes. Le jardin n’est qu’un parking assez poussiéreux, planté de platanes, qu’elle traverse dans la chaleur de juillet, celle qui fait que l’on sent tout son corps réagir à la canicule. Elle porte une robe légère, d’un gris laiteux et des sandales d’une femme de Sparte. Elle s’avance vers l’architecture. Elle peut être sous le monument aux jambes de béton. Les scooters, en désordre, restent à l’ombre de la journée. Elle lève la tête et s’étourdit de la haute façade rythmée par la couleur des rouges, jaunes, verts. Manière de tableau de Mondrian dans la force élancée du béton. Portes qui s’ouvrent magiquement sur son passage. Elle sent enfin la douceur des ombres du dedans. Un guichet de verre vous accueille comme si vous arriviez dans un immeuble de bureaux ou dans un hôtel. Des baies vitrées aux carreaux irrégulièrement colorés répètent la musique des couleurs premières. Elle pénètre dans la paix et la fraîcheur bienfaisante d’une église qui à l’extérieur connaît l’incendie du soleil. Des ascenseurs aux portes rouges, et les habitants se disent où ils veulent descendre comme s’il s’agissait de la destination d’un voyage :

Moi, je vais au quatrième,

Moi comme vous, au sixième.

Deux femmes montées au deuxième s’embrassent et papotent en se tutoyant. L’une descend au septième et l’autre au huitième. L’ascension s’éternise. Elle, rejoint le sommet, la terrasse, le dernier contact avec la  terre, juste sous le ciel, et la fournaise. Le lieu où l’immeuble étreint le vent. C’est au neuvième. La plateforme a changé depuis sa dernière venue. Elle est sur un pont de navire avec ses cheminées, pures sculptures et elle embrasse du regard tous les continents, les îles de la ville qu’elle peut nommer. La mer, tout au bout, tout au fond, la mer, et une grande roue de kermesse qui enserre un paquebot parfois comme si un prestidigitateur faisait surgir un animal inattendu dans un cercle doré. D’autres immeubles très hauts à la Rouvière. Dans un joli pédiluve au carrelage bleu-vert, deux petits enfants, sous la surveillance aimante de leur mère, pataugent, dans ce petit bassin, modeste mer intérieure. Une femme, d’âge avancé, s’est un peu plus loin allongée pour prendre un bain de soleil incandescent. Les bruits de Marseille : la circulation, les sirènes des voitures de police, des ambulances, menaçantes et protectrices. Elle se moque de tout cela. Elle ne veut que contempler. Veilhan a sculpté l’architecte. Visage et tronc abstrait aux pans coupés légèrement bleutés. A jamais Jeanneret, le Corbusier, aimé sous le nom de Corbu,  porte un nœud papillon et de petites lunettes rondes. Il est à terre, sur la surface même de son œuvre, de sa maison. Et d’une main élégante trace sur le sol brûlant, à cette heure de la journée, le plan invisible de la radieuse cité. Un ciel de fils comme une toile d’araignée le protège de son ombre rayée. En face de lui, une estrade et de curieux petits personnages dans des embarcations immobiles. Ils sont en bronze. Les deux cousins Jeanneret, Pierre et Charles-Edouard chapeauté, un peu comme des enfants naviguent sur un pédalo noir ; un autre navigateur vient à leur rencontre. Lui a choisi un catamaran des mers polynésiennes. Il est dans l’effort : les genoux pliés comme un champion d’aviron pour que l’embarcation fende l’eau noire de la sculpture. Richard Buckmunster Fuller.

Elle marche, elle s’arrête selon son humeur. Jeanneret se noie dans cette même mer du côté de Roquebrune cap Martin. Les œuvres et la vie nous préparent à notre mort. Le gymnase à la voûte semblable à un voile ancien, la petite école occupent une partie de la terrasse aérienne. Vivre ici au sens plein du mot. Mais les petits de la maternelle sont déjà partis et les sportifs ont abandonné leurs haltères. Plus personne ne se pend aux espaliers de bois qui faisaient mal aux abdominaux et aux muscles des bras. La vraie vie se retire. A l’intérieur de la palestre, elle croise le regard de Jeanneret, en pied, qui ressemble avec ses chaussures compensées à un chanteur glam des années soixante dix. Elle ne l’a pas fait exprès mais sa robe est presque de la même couleur que le costume de l’architecte entre le blanc et le gris. Même harmonie avec les murs de la salle. Au-dessus de leurs têtes, des boules bleues comme des baudruches d’anniversaire retenues par des fils. Le mouvement dans son renoncement. L’architecte et la rêveuse promeneuse s’observent quelques instants.

Elle parcourt d’autres étages. Des couloirs finissent sur des portes rouges, vertes, et elle marche seule entre les ombres plaquées. Il y a quelque chose d’inquiétant dans ces rues intérieures, vides : les boutiques ont fermé. Elle imagine que quelqu’un pourrait la suivre, elle anticipe la présence d’un assassin hitchcockien. Sa blondeur. Au troisième, elle va au café de l’hôtel. Le restaurant s’appelle Le ventre de l’architecte. Affiche du film de Greenway. La terrasse est étroite, elle rase la façade de manière un peu vertigineuse. Il fait encore très chaud. Elle commande un orgeat peut-être en repensant à un camaïeu fait de sa robe, du costume du Corbusier, des murs du gymnase et de ce sirop d’amande qui transforme le pastis en mauresque. Le vent soulage. Des reflets de son visage, du paysage, de la salle arrivent à réconcilier tous ces morceaux de vie. Une femme sans âge prend un thé, elle aussi coincée contre la paroi abrupte. Elle ne connaît pas Marseille, les quartiers qui s’étalent, le toit et les grues du stade comme un insecte géant. Elle, n’a envie de rien d’autre que siroter lentement la boisson sucrée qui fait des glaçons de gros bonbons. Sa voisine a sorti un livre de son sac de cuir et l’ouvre pour qu’il soit son compagnon de conversation silencieuse. Elle se contente elle de regarder, de cligner des yeux : la lumière l’expose à sa violence. Elle se souvient du jour où elle est venue dans ce bar suspendu au-dessus du vide architectural. C’était il y a déjà longtemps, M. était là, à la même table peut-être, buvant un campari amer. Mais tout est devenu invisible dans la cité radieuse.

Quand le soleil commencera à décliner, elle reprendra un ascenseur pour regagner le rez-de-chaussée. Elle marchera vers le boulevard Michelet, rejoignant le centre-ville. Les cigales ne chantent plus, les cymbales se taisent au pied de la grande cité radieuse.

 

Marie Du Crest

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.