Ekphrasis 5 - Le grand parasol multicolore
Le grand parasol multicolore
Le jardin en gradins est de l’autre côté de la paroi de verre. Un petit cabanon de bois bleu se dresse au centre comme sur une plage. Une jeune fille vend des boissons rafraîchissantes et des confiseries à ceux qui sont venus les voir. Nul ne peut entendre le bruit de la mer. Des tables et des sièges attendent les visiteurs. Boulevard Raspail. Paris. De loin, je les aperçois de dos ainsi que le reflet coloré de la grande ombrelle.
Couple sous un parasol. Matériaux divers, 300x 40 x 350 cm. Ils ont tous deux à peu près le même âge. Septuagénaires géants, retraités, installés sans vergogne au milieu de la grande salle d’une fondation d’art contemporain. Je ne peux pas m’approcher d’eux, leur adresser une tape amicale : Que faîtes-vous ici, en tenue de bain en plein Paris ? Ils sont sculpture que l’on ne touche pas ; périmètre sacré délimité au sol par un trait gris épais, jalousement surveillé par un gardien jeune et sérieux. Je tourne autour d’eux sept fois. Un parasol leur sert de dais nuptial, légèrement incliné pour les protéger de l’absence du soleil imaginé par l’artiste. Jaune bleu rouge, pétales de toile et tige de métal blanchi.
La femme porte un maillot une pièce, usagé, bleu roi, un vêtement de bain qui cache son corps qui déjà s ‘affaisse, sa peau qui se flétrit. Elle est assise, les jambes allongées et se tient sur ses deux mains au sol. Les pieds craquèlent, les ongles se recourbent, le dos se plisse, les seins tombent. Tout s’abîme dans l’attente de la mort. Lui, il a pris soin de son corps, il n’a pas de bedaine. Ils étaient peut-être le couple-câlin, petit format, emboîté l’un dans l’autre : ses fesses à elle en culotte contre son sexe à lui nu, tous deux surpris dans cette pose intime ; les draps du lit ont disparu. Maintenant ils sont pudiques. Il porte un short rayé de la middle class. Elle le regarde attentivement celui avec qui elle a passé toute sa vie, avec lequel elle a eu trois enfants, partis de la maison depuis longtemps. Eux, ils sont restés ensemble, toujours ensemble malgré tout. Et l’été, ils ont hanté les plages de Blackpool. Autour d’eux, ils pourraient entendre, à l’instant, des chuchotements et de temps en temps la voix ferme et docte d’un conférencier qui explique ce qu’ils font là. Leur éternel silence raconte tout ce qu’ils ont vécu : les fins de mois difficiles, l’envie d’aimer quelqu’un d’autre. C’est si dur de vivre ensemble pendant trente ans ! Lui, il regarde ailleurs, droit devant lui. Il observe peut-être les visiteurs du lieu ou les jeunes gens dans le lointain qui jouent au ballon sur le sable chaud. Son bras gauche, coude en l’air, couvre le haut de son crâne. Il est allongé, formant un angle avec elle, ses deux pieds en appui avec ses genoux levés. Ils ont sans doute un peu chaud, et le parasol ne les protège pas assez de la fournaise estivale. Il tient le bras droit de cette vieille compagne avec son bras gauche. Ses doigts s’enfoncent dans la peau. Geste de pure tendresse, sans doute un peu désespérée comme celle d’un noyé qui voudrait remonter sur la rive et qui s’accroche à celui ou à celle qui le tire de toutes ses forces. Immobilité et silence du couple plus grand que moi, plus grand que nous tous. La femme a rangé sagement ses cheveux ternes, raides derrière ses oreilles. Pauvres et modestes Daphnis et Chloé.
Longtemps auparavant, dans un atelier de Londres, Ron Mueck travaille durant de longues semaines, lentement. La pendule ronde égrène les heures qu’il passe là, en sweat-shirt gris, comme un jeune garçon de White Chapel. Des pinces, des clefs à molette, des perceuses, une scie suspendues et rangées contre le mur comme dans un garage de pavillon. Ron Mueck bricole comme Dieu, travaille la matière. Des seaux en plastique s’entassent dans les coins de la vaste pièce. Un peu plus loin, un magnifique extincteur rouge. Belle composition, nature morte du travail de l’art. Le regard s’arrête sur des masques, des vanités. Un visage, une énorme oreille isolée, un visage de petit enfant décorent les parois. Tout ceci devient inquiétant dans l’obscurité. Les corps sont amputés, sectionnés, tronçonnés. Ron Mueck est un serial killer. Des orteils, des bras, à gauche à droite. Ron Mueck est le grand Maharal :
Et il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant.
Il donne forme à l’argile : creuser, lisser, malaxer, faire surgir les orbites, faire tourner … Je les ai reconnus : l’homme et la femme, le Golem et la fiancée du Golem.. Ils sont de petites figurines posées sur un établi dans la même posture mais ils sont sans couleur, nus et chauves, créés dans la terre féconde. Ils se multiplient, grandissent, changent d’échelle et deviennent résine. Rien au-dessus de leur tête. La femme a un visage viril, seuls ses seins la ramènent dans son sexe. Il les vêtit comme le fit le grand maître de Prague.
Bien plus tard, à Paris, un homme jeune, barbu ouvrit enfin le grand parasol multicolore pour les protéger du monde et l’exposition commença.
Marie Du Crest
Ron Mueck, une sculpture Couple under an umbrella 2013 à la fondation Cartier.
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