Ekphrasis 5 - Collection of poems
En lisant Petites fadaises à la fenêtre, Hervé Bougel, 2004, La Chambre d’échos
Le 21 juin 2013, je reçois dans la caisse en bois qui me sert de boîte aux lettres une grande enveloppe au dos cartonné, dans laquelle se trouve une enveloppe plus petite en papier kraft sans aucune annotation. Un petit livre blanc, mince.
Petites fadaises à la fenêtre
Keepsake sans gravures, journal poétique. Un recueil pour se recueillir en silence, tout dedans.
Fadaises : « Cet auteur a rempli son livre de mille fadaises » Furetière.
Il avait dans son carnet préparatoire écrit « observations ». Biffure noire. Fadaises des vies quotidiennes. Joli mot méchant et modeste.
Il se met un jour à la fenêtre comme les femmes pour tant de peintres. Il choisit le 21 juin. L’été, les fenêtres s’ouvrent ; la vie fait plus de bruit dans les appartements, les odeurs des cuisines montent dans les cours d’immeubles. Fenêtres baudelairiennes. Miroirs fugaces. Cours Berriat-Grenoble. Un tram qui va-et-vient dans l’artère comme du sang.
Je suis sortie du grand bassin de pierre où j’ai nagé pour sentir tout autour de moi la fraîcheur. Les têtards s’accrochent aux parois visqueuses. Ils plongent à mon passage, effrayés par le monstre marin qu’est mon corps pour eux. Je sens un peu la vase. Maintenant je suis sur le ventre, couchée dans l’herbe et le petit volume est posé devant moi. Des fourmis noires, indiscrètes et toujours pressées traversent ses pages blanches, escaladent et dévalent la montagne de papier.
Première partie : l’été. J’y suis. Il photographie avec des mots. Chaque jour pendant un an moins un jour.
Le ciel mérite une photographie découpée dans l’angle des façades.
24/08/96
Je lis chaque jour, un seul jour à lui, fragment précieux, anthologie de ce qui se passe dans le quartier ?
Je lis tous les jours chaque jour à lui ?
Je lis tous les jours ensemble pour voir le ciel changer, voir changer la montagne Belledonne-belladonna cruelle. Les filles n’ont plus les mêmes toilettes ?
Le cours Berriat #146-148-150-152-152 bis, de l’autre côté de la chaussée. Comme l’immeuble de la rue Simon Crubellier, au 11, dix-septième arrondissement, Paris, il est au 135, côté impair.
Je vois l’ombre projetée de mes cheveux fantaisistes sur la page ensoleillée comme un fantôme qui investit les lignes noires des mots. Au-dessus de moi, un décor de nuages enfantins et mousseux. Un planeur fragile pique vers la terre, dans le silence de l’air, droit vers le petit livre blanc.
A nouveau, j’éprouve la vigueur du ciel, la faconde des nuages roussis.
17/06/97.
Ciel de campagne ici, les nuages s’amusent.
En été, il mate les filles. Elles sont la saison. Filles de juin toujours revenues.
Une jeune fille arrive à droite ; tressaille, pivote, et s’en retourne.
Une jeune fille vient à gauche ; tressaille, pivote, et s’en retourne.
20/06/97
Les filles passent, les filles marchent et quand il pleut, accélèrent le pas. Elle montrent leurs jambes. Fille en maillot rouge. Elles portent de charmants prénoms : Angélique diablesse aux cheveux noirs ; Anne, ma sœur Anne ; Cathy, intime Catherine.
Les filles circulent dans ses songeries. L’automne et l’hiver venus, elles rentrent vite chez elles, bien au chaud.
Je sens le soleil sur mon dos et mes cuisses. Un insecte mystérieux me cache un mot. Quelqu’un dans le grand jardin. Je retourne le petit livre, rectangulaire et léger : les couvertures lui servent de toit aux pentes raides. Je reprends ma lecture, le visiteur s’éloigne enfin. Blanc à l’intérieur aussi. Pause de quatre temps. Il est un vigile patient au premier étage, un vigile solitaire à qui quelques amis en italiques rendent visite : les poètes et les chanteurs.
Les grillons comment à striduler.
Il déteste le boucher, le boucher rougeaud qui ressemble à sa viande. Il porte sûrement un tablier héroïque sur lequel ses mains de sang s’essuient. Le boucher fait son apparition le 13 juillet 1996. Franchouillard, il vend du bœuf français. Il prend aussi des vacances, des congés comme il dit. Le 2 septembre, il réouvre la boutique et les garçons bouchers triment pour lui. Le boucher lorgne les filles. On n’entend plus parler de lui jusqu’au 16 avril 1997. Le 4 mai, le revoilà avec madame la patronne. Ils sont de sortie. Elégance ratée des endimanchés. Je ne les revois plus.
Au Memphis, ils ont ressorti les chaises de la terrasse, Memphis Egypte ; Memphis Tennessee. Mais en automne, des gars s’empoignent devant le bar.
Les arbres viennent de bouger. Le grand sureau blanc susurre. Je relis :
Le vent : ses coups de corde à la tête.
14/06/97
Les arbres voyagent désormais de l’odeur au fruit,
tout ceci gigote et s’étiole dans l’air moite.
15/06/97
Mon maillot de bain noir a eu le temps de sécher. Il va dessiner sur ma peau le souvenir de ces découpes ensoleillées. Les nuages ont disparu. Envolés ! Bleu marial. Redire par cœur, les humbles maximes :
Déjouer l’outrage, éteindre l’injure.
Le petit livre blanc s’achève page 92, le 20 juin 1997. Il manque un jour pour que l’année soit. C’était hier le 20 juin, un jour avant que la voiture jaune de la poste ne s’arrête au bout du chemin poussiéreux devant ma boîte aux lettres.
Lui, il est parti vivre ailleurs, Hervé Bougel.
Marie Du Crest
- Vu: 2764