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Ekphrasis 4 - Architextures

Ecrit par Marie du Crest 11.06.13 dans La Une CED, Documents, Les Dossiers

Ekphrasis 4 - Architextures

 

A Hervé Bougel : il saura pourquoi.

 

Elle est revenue à Grenoble.

Elle est venue retrouver celui avec lequel elle arpenta sa jeunesse.

 

Des villes, des villes nouvelles. Ce que l’on ne nomme plus les grands ensembles. Les cités, les quartiers. La France rapatrie, reloge. Philipe Cognée est un enfant des sixties.

Murailles de Chine, barres interminables que l’on dynamite déjà. Grands rêves, des appartements avec douche, des cabines d’ascenseur à petit hublot qui montent comme des fusées de la conquête spatiale jusqu’au quinzième étage. Le vide-ordure dans la cuisine lumineuse fait descendre vertigineusement les reliefs du repas. Les cafards en ont profité.

Les noms sont si jolis !

 

Minguettes pour aller danser,

Sarcelles, bel oiseau,

Val fourré pour jouer à cache-cache,

L’Ariane loin de Naxos,

La Villeneuve, utopie perdue

Et l’île robinsonne, l’île Beaulieu.

 

En 1997, longtemps après, Philippe Cognée photographie, fait fondre la cire à travers la feuille de plastique. Le fer à repasser chauffe. Matière qui déforme l’architecture des immeubles qui ne sont que verticalité, horizontalité.

 

BEAULIEU I : Y-a-t-il eu une déflagration ? Un blast ? Voit-elle bien ce qu’il y a sur la toile ? Les lignes vacillent. Les gris, les blancs, les noirs dégoulinent sur les balcons, les fenêtres répétitives. Le tableau est une façade. Elle se souvient alors des images de guerre à Beyrouth, des ruines dans le quartier de Haret Hreik. Immeubles carbonisés, éventrés, disloqués. Carrés et béances des fenêtres derrière lesquelles personne n’ose plus s’asseoir. La solidité des masses en bêton n’est qu’illusion. Basculement de la monotonie architecturale. Le long d’un immeuble qui ne s’achèvera que hors cadre, une rue couleur bitume. Les voitures sont garées, égarées. Elles ont coulé, fondu. Le ciel au-dessus de Beaulieu est mastic. Les immeubles structurent l’espace. Ils sont des remparts, d’énormes haies d’arbres géants contre lesquels tape le vent.

 

IMMEUBLE BEAULIEU NANTES : La ville de Cognée. Elle aime la saleté sinistre de l’édifice. Aucun passant ne longe le mur de l’enceinte, surélevé par le rythme des barreaux noirs. Les immeubles aveugles. Elle voit un mirage ; l’air est chaud : tout vibre, la surface des choses palpite. Les lignes s’estompent. La même année, Cognée peint quatre châteaux de sable. Primitifs châteaux dont les enfants sont les splendides architectes. Format 61X80. Les créneaux tombent, s’affaissent et s’effondreront enfin. Elle pense au désert des Tartares, aux cités des déserts lointains. Le peintre aime aussi les médinas blanches absolument vides. Que s’est-il passé ?

Pripyat en Ukraine est devenue un ville fantôme, irradiée. Les derniers vivants ont quitté la zone interdite ; l’herbe repousse, le parc d’attraction soviétique rouille, ses manèges ne tournent plus en rond. La neige tombe sur la ville maudite, Pompéi sans grâce ni beauté arrêtée.

 

Et pourtant il y a encore de la couleur à CHATEAU DE REZE. Un parking au pied des immeubles – petits aplats noirs, blancs, caramel. Ce jour-là, il a neigé, le bitume a blanchi et les voitures ont laissé la trace de leur passage. Des habitants ont laissé leur voiture. La blanche, et surtout la rouge-orangé dont l’habitacle reste invisible. Le ciel des villes de Cognée ne change pas. Immuable blancheur. Sur les toiles, rien ne bouge. C’est elle qui marche avec lui dans les belles salles du musée de Grenoble.

 

En 2001, Cognée est à NEW YORK City. Quelque chose est arrivé dans le sud de Manhattan. Au centre du tableau où presque une trace grise s’élève dans le ciel, des volutes indéfinissables dessinent une étroite tour. Elle se transforme en épais nuage de poussière. Un volcan strombolien avec ses longues coulées mortifères. L’île comme une pellicule fond, se disloque. Elle contemple ce qu’elle a regardé à la télévision, ce mardi si beau de septembre 11/9. Cognée estompe le monde.

 

Et puis vient en 2002 LA TOUR. La tour de Babel de Pieter Breughel l’ancien pense-t-elle. Proche et différente. La petite tour, celle de Rotterdam, peinte en 1568. Le flamand peignit trois fois le monument biblique comme pour épuiser son sujet. Genèse XI-4 :

Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier.

Allons ! Dirent-ils bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel.

Cognée peint un sujet de peinture. La Tour renferme toute la tristesse de la ville avec ses deux faces. Ils continuent de déambuler, promeneurs devant un paysage de toile, d’huile. Leur regard est muet. Parfois ils se séparent et vont chacun découvrir un autre tableau. Ils se rejoignent à nouveau, se sourient. Ils ont un peu chaud. Il commente la médina noire, négatif de la blanche plus grande. L’architecture invente l’abstraction chez Cognée. Il a longtemps photographié, regardé les villes du monde, frontalement, droit devant. ET Google Earth lui montra la terre autrement comme un œil divin qui nous fait voyager à la verticale, très haut au dessus-de nous…

 

DETROIT MICHIGAN 42N 830. Cognée peint les villes américaines. The Motor city réduite à son seul bâtiment avec cour intérieure. Les terrasses grises en contre-plongée lui donnent le vertige. De l’ombre et de la lumière. Lorsqu’on survole une ville, que l’on entame la procédure de descente, elle voit la course des autoroutes, les traînées de lumière.

 

L.A, les maisons sont plates, grises et monotones. Cognée les répète. Les blocks se succèdent. Le monde glorieux des sky-scrappers n’a aucun sens ici. Ecrasement de tout. Et Google nous révèle le monde d’en haut. Les immeubles sont des lettres, des mots d’une langue mystérieuse, inconnue encore à l’archéologue de demain dans leur emboîtement et leur épaisseur.

 

H.I.U

 

Satellites poétiques. Un cri de guerre ? Un code secret, une langue à déchiffrer, calligraphie vue du ciel.

 

HACHE

INFINIE

UNIQUE

 

Onze voitures blanches roulent sous les lettres, circulent le long des façades.

 

C.I.E.U 2012

 

Cieux

 

C lettrine orangée avec ses cheminées

I et U encastrés

U comme un immeuble en U.

 

Google, dieu sans limite. Architecture ancrée et fluidité de la circulation sur le flanc droit. Les voitures rouges comme à Rezé.

 

Et ils atteignent la dernière montée vers l’ultime tableau. Ils ont gagné la campagne, la couleur le jaune et le vert. Cognée a pris un train et il regarde le tableau qu’il fera de retour à son atelier : un rectangle de pure vitesse optique. Elle aussi, quand elle remontera dans le train à la gare de Grenoble après lui avoir dit qu’ils se reverraient bientôt à Paris, appuiera son visage contre la vitre froide et verra fuir tout le paysage.

 

Marie Du Crest

 

A l’occasion de l’exposition Ph. Cognée à Grenoble hiver 2012-2013

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.