Ekphrasis 12 - Saint Luc peint
Luc écrit, Luc est l’évangéliste, le troisième. Merveille : Luc est peintre, peintre de Marie, la Sainte mère.
Dans le grand et riche palais des ducs de Bourgogne en la ville de Dijon. Dans le musée des Beaux-Arts. Le tableau d’un peintre aujourd’hui méconnu, Saint Luc peignant la Vierge.
Pourquoi les saints ne peindraient-ils pas ? N’accomplissent-ils pas toutes sortes d’actions miraculeuses ? Faiseurs d’icônes. Luc devint le saint patron de la belle Corporation.
Ainsi j’imagine un jour, la rencontre poétique du peintre, lors d’une promenade champêtre, au temps de la reverdie, non loin de la rivière, l’Ouche, et de celle qui sera son modèle auréolé, venant jusqu’à sa belle maison flamande, escortée de son humble servante, coiffée de son joli voile de dentelle transparente et de deux angelots protecteurs, poser pour lui avec son enfant divin. Elle lui a promis d’être patiente, de ne pas bouger et de tenir le rejeton sauveur avec tendresse et adresse ; en contrepartie, elle recevra argent et monnaie. Le petit sera nu et aura peut-être un peu froid dans l’Atelier du maître. Ils se font promesse du tableau. Mais est-elle bien Myriam, ou Marie des villages ?
Marie au pâle visage, à la douce blondeur, au regard aimant, a revêtu son ample robe rouge et son manteau bleu de sa couleur en plis amples, qui recouvre son épaule droite. Marie sent la froideur du carrelage à larges damiers sous ses pieds, mais elle ne dit mot, cherchant à tout prix à satisfaire l’artiste. Elle présente au peintre renommé son Unique, au petit collier de corail. Il est bien étrange nourrisson, marchant déjà au-dessus du monde. La servante est venue et respectueusement présente le mantelet de l’enfant qui, à la fin de la séance de pose, le revêtira. Luc est artiste et médecin établi. Il lit les urines, prépare de savantes potions dans des pots d’étain et dessine les corps :
MEDECIN LES CORPS IL GUERIST PEINTRE IL A LA VIERGE DEPEINTE
Sur le large cadre noir, en lettres dorées se lit la Légende et se commente le tableau de Nicolas de Hoey qui le fit et le donna en cadeau en l’année 1603. Le peintre a peint le peintre qui peint Notre-Dame.
Le grand chevalet est donc installé ainsi qu’un beau siège de cuir rouge, clouté, sur lequel Luc prend place. Il a tout son matériel : palette au pouce, pinceaux, la canne appuie-main, couteau. Il lui faut s’appliquer en toute chose pour rendre hommage à la mère de l’enfant-Dieu. Le trait et les couleurs. Il est maintenant assis, jambes élégamment croisées comme l’homme d’étude de son temps et se tourne de côté, un peu vers moi, un peu dans le vague. Le peintre regarde son modèle et examine ce qu’il veut en garder, sur la surface de la toile. Les yeux vont et viennent entre la chair réelle immobile et sa reproduction. Dans l’Atelier, jeunes apprentis et seconds en peinture, s’activent. Ils préparent les couleurs du grand peintre reconnu et admiré et exercent leur talent dans la grande pièce éclairée d’une verrière armoriée. Le taureau de Luc. En vitrail. Le plus âgé d’entre eux, en bas rouges et bonnet, debout devant son chevalet peint un grand paysage bleuté, mais de mémoire, mais en songerie. La campagne s’étend en dehors de la capitale bourguignonne. Il reste en ville et n’arpente pas les champs et les bois. Il se souvient avec exactitude des vallons, des chemins sableux, des futaies qui lui sont familières. Il prend du recul et ajuste les traits de son long et fin pinceau. Ses compagnons parlent, chantent peut-être tandis que Luc est dans la contemplation de son sujet religieux et pourtant profane. Petites mains, petites gens de la peinture, artisans buvant et ripaillant sur les tabourets de bois, dans une salle que, seuls, ils fréquentent. Ils ne peuvent prétendre atteindre à la grande peinture religieuse de leur maître et rencontrer La Mère à l’Enfant.
Luc, lui est peintre du sacré et de leurs mystères sur les devants de la scène du grand théâtre de Dieu.
ET QUI PLUS EST SA LANGUE SAINCTE PRESCHA LA MORT DE JESUS CHRIST
Continuèrent les lettres dorées à parler sur le cadre d’ébène précieux.
Les détails du groupe, présent à quelques mètres de lui (les deux putti, la dévouée servante encadrent Marie et son enfant), ne sont pas sur le tableau. Luc va à l’essentiel, au cœur de ce qu’il veut peindre et rien de plus. Il ne peint pas d’autres personnages saints que celui de la Vierge. Elle est son motif. Elle occupe presque toute la toile : visage, belle, fine main, genou habillé de bleu et devant elle, offert à la Dévotion, l’enfant grandi, dessinant de ses trois doigts levés la Trinité, et de ses deux doigts joints la nature humaine et divine. Luc a choisi le geste de son infinie grandeur, saluant le peuple des Fidèles. Les angelots, ainsi que le petit perroquet au bec rouge, se sont envolés : Christos est en majesté.
Mais est-ce bien Luc que je vois là, face à moi, en habit du grand siècle, à la mode de l’Europe, lui, l’infatigable voyageur oriental ? Grand front de l’intelligence, barbe qui blanchit parce que vient la rude vieillesse. Et ce visage-là traverse d’autres tableaux comme celui enchâssé dans l’architecture de l’Eglise Saint-Michel, La Mort de La Vierge où le personnage prend part, autour du grand lit, à la veillée mortuaire de Marie, ou encore apparaît dans la surprise du contemplateur, dans le triptyque de la Trinité à Vitteaux. Il se cache, se dérobe et pourtant se démasque.
Luc aurait menti à Marie ? Luc, en vérité, se nomme Nicolas, Nicolas Le Flamand, natif de Leyde et devenu peintre du roi de France. Le grand Mantegna peignit le Saint, en robuste barbu et à la chevelure noire, à la tonsure monacale, plume en main sur son ouvrage ouvert. Le portrait alors se ment à lui-même : il est autoportrait, travestissement d’un saint en peintre.
Marie Du Crest
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