Éducation d’un enfant protégé par la Couronne, Chinua Achebe
Éducation d’un enfant protégé par la Couronne, traduit de l’anglais (Nigéria) par Pierre Girard, novembre 2013, 191 p. 21,80 €
Ecrivain(s): Chinua Achebe Edition: Actes Sud
Chinua Achebe est sans doute l’auteur du roman le plus connu des Africains, toutes langues d’écriture confondues. Things fall apart est son titre. Il est paru en 1958 chez William Heinemann en Angleterre. Achebe avait 28 ans. Les éditions Présence Africaine le traduisent en français en 1966, sous le titre Le Monde s’effondre. Titre meilleur, à notre avis, que celui que les éditions Actes Sud donnent à une nouvelle traduction qui vient de paraître : Tout s’effondre.
Le Monde s’effondre ou Tout s’effondre, c’est l’histoire de la pénétration coloniale dans l’univers cohérent et indépendant d’un clan du peuple Igbo (sud-est du Nigéria actuel) à la fin du XIXè siècle.
La quatrième de couverture de l’édition de 1966 parle d’un des romans « les plus riches et les plus pondérés » qu’ait donnés l’Afrique noire. Ce roman est si magistral qu’on a fêté, en 2008, le cinquantenaire de sa parution à travers le monde anglophone et africain.
Le premier des textes qui composent Éducation d’un enfant protégé par la Couronne décrit cette célébration tout à fait inédite dans toute la littérature africaine moderne, et, du reste, en soi assez exceptionnelle. Il s’agit d’un premier roman, écrit à moins de 30 ans, par quelqu’un qui, contrairement à la plupart de ces tout premiers écrivains et poètes africains, a fait ses études supérieures au Nigéria et non dans une des grandes universités européennes ou américaines.
Bien entendu, les qualités de l’œuvre font sa renommée. Toutefois, le recueil d’articles et de discours de l’écrivain nigérian (décédé cette année), que traduisent également les éditions Actes Sud, suggère sans cesse une idée qui ne s’énonce peut-être bien qu’en anglais : fair-play. Cette vingtaine de textes variés qui traitent de différents sujets, personnels ou moins personnels, ces conférences données aux USA ou en Europe, à Cambridge ou à une réunion de l’OCDE à Paris, ces réflexions à propos de Joseph Conrad, de James Baldwin ou de livres pour enfants africains édités en Europe, tous ces textes donc suggèrent l’idée de fair-play comme contexte de la parole. Chinua Achébé parle à chaque fois en se référant aux circonstances de sa vie, c’est-à-dire à celle d’un homme né en 1930 dans un village du sud-est du Nigéria, dont le père est le premier de sa lignée à se convertir au christianisme, et qui est des tout premiers jeunes Africains à entrer dans la nouvelle université nigériane créée par les Britanniques. Bref, Achebe – et c’est le sens de cet heureux titre de son recueil – Achebe donc, contrairement à tous ceux qui l’ont précédé dans sa famille, son clan, son pays, est né et a grandi en tant qu’enfant et même adulte « protégé par la Couronne » britannique – a British-Protected Child (Le Nigéria accède à l’indépendance en 1960. A cette date, Achebe est âgé de 30 ans. Avant cette indépendance, pour un stage à Londres et pour répondre à des invitations que lui vaut son roman, il a eu à voyager hors du Nigéria avec un passeport qui définit son possesseur comme étant un « individu protégé par la Couronne »).
Protection arbitraire, cela va sans dire. Achebe en parle avec un élégant humour qui semble, à nous Francophones, bien britannique (cet humour revient régulièrement au fil des textes et des sujets, sauf quand il est question, à plusieurs reprises, d’Au cœur des ténèbres de Conrad, ouvrage qu’Achebe déteste et critique injustement à notre avis, oubliant par exemple que les tout premiers mots de Charlie Marlow, le narrateur d’Au cœur des ténèbres, parlant des environs de la Tamise où il se trouve, sont les suivants : « Et ceci aussi a été l’un des lieux ténébreux de la terre »). L’humour d’Achebe au sujet de l’expression « a British-Protected Child » traduit une distance. Il parle d’un fait passé et d’un statut révolu à des interlocuteurs britanniques qui lui donnent la parole à l’université de Cambridge en janvier 1993. Cette intervention fait partie d’une série de conférences qui ont pour thème général les valeurs humaines. Le protégé d’hier, désormais, est convié avec… fair-play à un échange sur le plan de l’esprit. Fair-play ici ne doit pas être compris comme le politiquement correct, ou le sentimentalisme. C’est même en fait l’esprit émancipé de la politique. On ne peut amener des habitants d’un village du Nigéria et des universitaires aux USA à fêter le cinquantenaire d’un roman africain par clientélisme politique. Chinua Achebe est un esprit pondéré. Il n’a rien de la flamboyance pas forcément pure de son compatriote Wolé Soyinka, prix Nobel de littérature 1986. Dans cette admirable conférence de janvier 1993 qu’il a donnée à l’université de Cambridge (et qui se termine par une surprenante et judicieuse citation d’Henry Kissinger), il développe cette idée de pondération. Il la nomme « l’entre-deux » ; du moins selon la traduction qui est donnée.
« J’espère que personne, parmi vous, ne brûle d’entendre le pour et le contre de la domination coloniale. Vous n’obtiendriez de moi, de toute façon, que les “contre”. C’est pourquoi je veux m’offrir un luxe que la culture de notre époque autorise rarement : une vision des événements qui ne vienne pas du premier plan, ni de l’arrière-plan, mais d’entre les deux, d’un terrain d’entente ».
L’équivalent en français, tout aussi magistral, de Things fall apart, le grand roman africain en langue française de la pénétration coloniale et de la « dépossession de soi » par l’étranger, existe. Il a été publié aux éditions du Seuil, en France, en 1990. Son titre : Monnè, outrages et défis ; son auteur, Ahmadou Kourouma, citoyen de la Côte d’Ivoire, est décédé en 2003, dans l’amertume d’un exil imposé par cette longue guerre qui martyrise son pays. Kourouma a espéré pour son roman, qui le mérite, un destin comparable à celui de Things fall apart de Chinua Achebe. Kourouma a été reconnu et récompensé par des prix littéraires, mais pour d’autres romans que celui auquel il a consacré une vingtaine d’années et qui est son chef-d’œuvre. Ce parallèle dit que « l’entre-deux » développé par Chinua Achebe, la pondération, c’est, de part et d’autre, le sens du fair-play, c’est-à-dire un humanisme partagé.
Théo Ananissoh
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