Editions Corti Rencontre avec Fabienne Raphoz, éditrice à tire d’aile
« Si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe ».
José Corti (J. Corticchiato, 1895-1984), d’origine corse, a ouvert dès 1925 une librairie au 6, rue de Clichy à Paris. Il a commencé à éditer la plupart des auteurs surréalistes, ses amis : Breton, Éluard, Aragon, Char, Péret, Crevel, Dalí. Il se fixe ensuite 11, rue Médicis, à deux pas du jardin du Luxembourg, où les éditions Corti ont toujours leur siège. En 1938, il fait la connaissance de Julien Gracq qui, sa vie durant, n’aura pas d’autre éditeur (hormis La Pléiade). La maison d’édition s’engage, sous l’Occupation, dans la publication de textes clandestins. Après la guerre, José Corti n’aura de cesse de publier des textes poétiques, des recherches critiques et rééditera des classiques méconnus du romantisme européen.
Après la mort de son fondateur en 1984, la maison d’édition José Corti poursuit son activité sous la direction de Bertrand Fillaudeau, qui élargit le catalogue à deux nouvelles collections : Ibériques en 1988 et En lisant en écrivant en 1989.
Fabienne Raphoz rejoint l’aventure en 1996, et crée de nouvelles collections : Merveilleux en 1998 – pour l’amour des « formes simples », contes populaires de tradition orale et la collection Biophilia en 2012 – pour l’amour du vivant. Pour Le Mot et la Chose, elle revient sur le glorieux héritage José Corti et parle du futur de la profession, entre évolution et révolutions du livre…
Le Mot et la Chose : Fabienne Raphoz, pouvez-vous revenir sur les moments historiques et personnels qui ont marqué votre engagement au sein des éditions Corti ?
Fabienne Raphoz : Les deux sont, dès l’origine, intimement liés. Sans ma rencontre avec Bertrand Fillaudeau, en 1996, je ne me serais pas plus engagée au sein des éditions Corti que dans l’édition tout court. Je finissais une thèse sur le thème du fiancé animal dans le conte populaire, en travaillant comme libraire, chez Descombes, à Genève, tout en ne cessant de classer verticalement de très mauvais textes en vers ou en prose. Voilà pour le contexte. L’idée de la collection Merveilleux était peut-être déjà née à mon insu. Etudiante, je ne cessais de maugréer sur tous les livres qui manquaient, en France, dans ce domaine. On ne trouvait notamment que très peu de grandes collectes européennes de contes de tradition orale. J’avais d’ailleurs publié un essai sur les variantes de Barbe-Bleue, dont Perrault, on s’en doute, n’a pas l’exclusivité ! Avec la confiance de Bertrand, et grâce à la structure de la maison Corti, j’ai donc connu cette jubilation commune à la plupart des éditeurs : passer de la pure constatation que des livres vous manquent, à la possibilité de les éditer !
Je souhaite aussi rendre hommage à Claire Cayron (1935-2002), traductrice du portugais – c’est notamment à elle que l’on doit l’introduction de l’œuvre de Miguel Torga en France (dans la collectionIbériques). Je l’ai rencontrée très vite après m’être engagée aux côtés de Bertrand. C’était en Arles, pendant les assises. Je me souviens de son regard, franc comme une claque sur l’épaule, véritable sésame pour une débutante en période de bizutage ! Avoir d’emblée, à mes côtés, l’intelligence et la confiance d’un tiers de la carrure de Claire Cayron – elle me remettait, quelques minutes après notre conversation, un manuscrit qu’elle avait traduit pour Phébus – c’est un début qui ne s’oublie pas. Quelques livres plus tard, dont le Brésilien Caïo Fernando Abreu, quelques dîners bien arrosés (elle s’y connaissait en Bordeaux, sa région) plus tard, elle ratera le concert de Caetano Veloso, à Paris, le 2 juillet 2002. Depuis, on « dialogue avec elle » dans les livres qu’elle a traduits, mais la collectionIbériques est pour toujours orpheline.
Un même enthousiasme anime ma première rencontre avec Caroline Sagot Duvauroux, à Crest. Peintre à l’époque, elle s’occupait, avec Michel Anseaume (son compagnon), d’un salon de la petite édition où nous étions invités. Je me rappelle encore sa parole incandescente, comme surgie d’un poème d’une Emily Dickinson qui aurait lu Racine, Rimbaud, et les voix poétiques majeures du 20e siècle finissant. J’ai accueilli son recueil Hourvari dans la lette avec ferveur. Non seulement j’entendais Caroline dans ses vers, mais l’écrit confirmait un auteur. Comme l’américain Wallace Stevens, publiant pour la première fois à quarante ans, Caroline déboulait avec un mélange de culot juvénile et de maturité. Le dialogue, après sept livres publiés chez Corti, se poursuit avec d’autant plus d’intensité que nous avons même publié, chez Tarabuste, un texte à deux voix : Jeu toi. Je vous parlerais encore de ces « premières fois » avec des auteurs inconnus dont nous venons d’accepter le texte. Le mystère qui entoure le personnage derrière les pages est encore entier. J’aime, en le craignant un peu, ce moment d’attente fébrile, avant que l’auteur et l’éditeur ne se voient. Comme dans un premier rendez-vous amoureux… De manière générale, les moments les plus importants sont tous liés à des rencontres. Je ne connais pas de plus belle définition du métier d’éditeur, que celle de Claire Seghers, à propos de son mari : « un homme couvert de noms » !
MC : Au fil du temps, comment se sont établis vos espaces de création respectifs entre Bertrand Fillaudeau et vous-même ?
FR : Dès le début, nous avons, si j’ose dire, trouvé nos marques. Bertrand continuait d’alimenter les collections qu’il avait créées (Ibériques et En lisant en écrivant) ou dont il s’occupait (Romantique, les Essais) et poursuivait le travail avec les auteurs qu’il avait accueillis : Silvia Baron Supervielle, Pierre Chappuis, Eric Faye, Claude Louis-Combet, Georges Picard, Marius Daniel Popescu, etc., ou les auteurs historiques de la maison. De mon côté, je partageais mon temps entre la collection Merveilleux et l’accueil de nouveaux auteurs : Caroline Sagot Duvauroux, Denis Grozdanovitch, Tatiana Arfel, JulieMazzieri, Robert Alexis, Marc Graciano… Ceci étant, nos échanges sont constants. J’imagine qu’il en va de même dans la plupart des maisons créées ou animées par un couple.
Au fil du temps, j’ai pu suggérer à Bertrand d’accueillir de nouveaux auteurs dans ses collections. Si nous donnons la priorité, pour les textes de création, aux auteurs qui n’ont pas été déjà publiés, il m’a semblé important que la collection En lisant en écrivant puisse aussi accueillir des réflexions sur la création (notamment poétique) en train de se faire. Je pense en particulier au beau livre d’ArianeDreyfus, La Lampe allumée si souvent dans l’ombre et bien sûr, au récent livre de Yves di Manno,Terre ni ciel. La rencontre avec Yves di Manno a par ailleurs été déterminante dans le développement plus systématique de la Série américaine, un espace consacré à la poésie d’Amérique du Nord, dont Bertrand avait déjà accueilli certains classiques (Emily Dickinson, Walt Whitman, pour Romantique).
Je rencontrai Yves peu de temps après avoir publié Wallace Stevens, Anne Carson (traduits, comme les Dickinson, par Claire Malroux) et Cummings (traduit par notre ami poète Robert Davreu, décédé récemment). Yves amena George Oppen, Jerome Rothenberg et ses propres Objets d’Amérique, dans lequel il évoque ses « lectures américaines ». Cette série m’a offert, grâce à l’apport des traducteurs, souvent poètes eux-mêmes, ce que j’aime nommer des « avant-après ». Je pense bien sûr à George Oppen mais aussi à Lorine Niedecker et à Cole Swensen, traduites par Maïtreyi et Nicolas Pesquès. Bertrand, de son côté, est en quelque sorte « entré » dans les collections Merveilleux et Biophilia, puisqu’il a traduit et postfacé les Contes des Indiens d’Amérique du Nord de Stith Thompson et Nous n’avons qu’une seule terre, de Paul Shepard !
MC : A l’origine, le lien entre Julien Gracq et José Corti reposait simplement sur la confiance. Il n’existait aucune clause d’exclusivité. Vous avez dit, en parlant de l’œuvre de Julien Gracq, que celui-ci occupait une place à part : « comme une ombre portée, mais du côté lumineux de l’ombre ». Pouvez-vous expliquer cela ?
FR : Ah, les métaphores sont toujours équivoques ! Comme il serait réducteur pour un éditeur d’être cantonné à un seul auteur (Julien Gracq) ou un seul mouvement (le Surréalisme) – José Corti en avait d’ailleurs lui-même conscience de son vivant – il serait inconvenant de mésestimer la part considérable qu’a pu jouer ce couple mythique dans l’esprit des créateurs et des lecteurs. Je me permets ici de poser cette délicate question : l’image très forte du binôme Corti-Gracq, n’aurait-elle pas contribué, tout en donnant à la maison une assise littéraire indiscutable (même après la mort de José Corti, en 1984), à décourager certains créateurs plus aventureux dans le domaine de cette « modernité de cote classique » qu’est la création contemporaine ? J’emprunte d’ailleurs volontairement cette définition au poète Philippe Beck. Son œuvre, surtout publiée dans la collection Poésie d’Yves di Manno, chez Flammarion, a été remarquablement éclairée en août 2013, lors d’un colloque à Cerisy. Colloque dont nous publierons les actes dans la collection Les Essais, en octobre 2014. Je signale, au passage, que nous ne publions plus de collectifs depuis de nombreuses années, mais avons tenu à faire une exception pour cet ensemble autour d’un poète contemporain que nous considérons comme majeur. Pour la petite histoire, Philippe Beck sera sur le même office (comme on dit dans le jargon professionnel) que Julien Gracq. Bernhild Boie, chercheur et ayant-droit de l’auteur (on lui doit notamment l’édition critique de La Pléiade) a en effet travaillé avec Bertrand et postfacé Les Terres du couchant. Roman qui, pour Gracq, n’avait pas trouvé sa forme définitive : un « roman aux accents d’épopée où Histoire et Terre se répondent et où les plus lumineuses images d’une vie épanouie dans la nature voisinent avec les visions enténébrées d’un mauvais sabbat… » (Bernhild Boie). Même s’il ne s’agissait que d’une coïncidence de dates, quand nous avons dû travailler sur le programme du second semestre, elle m’a semblé pleine de sens.
MC : Qu’en est-il aujourd’hui de l’importance culturelle de ce patrimoine littéraire surréaliste ?
FR : Je ne suis pas spécialiste de l’histoire des courants, mais il me semble que le Surréalisme est à la poésie française du 20e siècle ce que l’ancêtre commun est à plusieurs espèces : elles ont toutes quelques gènes en commun. Si ces gènes sont évidemment plus visibles chez des auteurs de la génération suivante (Ghérasim Luca ou Joyce Mansour, par exemple), on trouverait certainement quelques gènes récessifs chez certains de nos contemporains. Et puis, il nous reste, à tous, leur liberté.
MC : Vous êtes aussi poète et essayiste. Qu’avez-vous voulu mettre de vous-même dans la sélection des auteurs au sein des deux collections que vous avez créées ?
FR : S’il est évident que ces deux collections sont nées de passions et de recherches personnelles, il me semble que les choix qui président à ces collections transdisciplinaires répondent à des critères un peu plus objectifs que dans le domaine de la création littéraire. Pour ne citer que deux exemples emblématiques de la collection Merveilleux : je serais toujours en quête de la perle rare cumulant des qualités de traducteur et de chercheur si je n’avais pas eu la chance de rencontrer Natacha Rimasson-Fertin, qui s’est collée à la traduction commentée de l’intégralité des contes des frères Grimm… Et si Anna Angelopoulos ne m’avait pas proposé ses Contes de la nuit grecque la collection serait objectivement amputée d’un pan considérable de la tradition orale occidentale. Je suis toujours en quête d’une collecte représentative de la tradition extrême-orientale : avis aux chercheurs-traducteurs…
Dans cette constellation du Merveilleux, j’ai toutefois tenu à donner deux anthologies commentées très personnelles. L’une est directement liée à d’anciennes recherches. Des Belles et des Bêtes réunit en effet les contes de « fiancés animaux » les plus représentatifs, mais aussi les plus beaux, parmi quelques 250 variantes que j’avais accumulées pour ma thèse. L’autre, l’Aile bleue des contes, est consacrée à la polysémique et fascinante figure de l’oiseau dans les contes. Quelle jubilation de faire se rencontrer deux histoires naturelles et deux passions ! Tous les oiseaux cités dans le volume (une centaine) ont été illustrés par l’artiste Ianna Andréadis avec laquelle nous poursuivons un dialogue constant. Nous avons même fait un livre d’artiste en commun : L’évolution des formes s’étend à toute la couleur. Elle a composé quelques dessins en contrepoint des deux derniers recueils que j’ai publiés chez Héros-limite.
Quant à la récente Biophilia, elle doit beaucoup à la lecture des livres de Dominique Lestel, qui m’ont mise sur la piste de quelques chercheurs, dont Edward O. Wilson et Paul Shepard. Lestel a d’ailleurs accepté de préfacer Nous n’avons qu’une seule terre. Ce livre est à mon sens une bonne introduction à l’œuvre foisonnante de ce philosophe environnementaliste américain, tout aussi brillant que provocateur et assez peu connu en France, voire même aux États-Unis !
Edward O. Wilson a d’emblée accepté que la collection porte le nom de son ouvrage éponyme,Biophilia, me disant, presque étonné que je lui demande l’autorisation : « oh, mais, ce terme ne m’appartient plus ! ». A tout seigneur tout honneur ! Le numéro 1, éponyme, de la collection, est évidemment la traduction du livre de souvenirs de cet entomologiste, spécialiste, entre autres petites bêtes, des fameuses fourmis atta. Ces dernières en savent long sur l’art de l’agriculture, puisqu’elles coupent les feuilles des forêts amazoniennes pour les laisser pourrir et se nourrir du champignon issu de la fermentation ! Wilson définit la biophilie « comme la tendance innée à se concentrer sur la vie et les processus biologiques. (…) C’est pour autant que nous en viendrons à comprendre d’autres organismes que nous leur accorderons plus de prix, comme à nous-mêmes ». Cette préoccupation est au cœur de ma recherche poétique et des inquiétudes, largement partagées, sur le devenir des espèces.
La collection Biophilia est une des sources – livresque donc – de cette expérience du vivant à travers des recherches transdisciplinaires, et des œuvres de fiction. Si je préfère confier ma poésie à un autre éditeur dont le regard extérieur me semble nécessaire, j’ai tenu à créer Biophilia pour Corti. Cela m’arrive même comme pour les Voyages de William Bartram, dont nous avons suivi les traces dans le Sud-est des Etats-Unis, d’assurer l’édition critique. Bartram est l’un des premiers, et l’un des plus grands naturalistes américains. Son œuvre aura une influence non négligeable sur les écrivains américains de la nature, comme Emerson et Thoreau.
MC : En compagnie de Bertrand Fillaudeau, vous êtes également passionnée d’oiseaux rares et de Nature. Que ressentez-vous lorsque vous observez le monde animal et qu’est-ce que cette fascination pour les plumes (des oiseaux) apporte au travail de la plume (littéraire) ?
FR : Je ne voudrais pas réduire ma petite poétique personnelle en disant qu’elle n’est qu’une tentative de traduire la poétique des bêtes et de leur environnement, mais je suis bien tentée quand même ! L’animal et son monde nous questionnent avec la même intensité douloureuse, mais aussi, jubilatoire, que le langage : ils nous contiennent et nous laissent à la marge, méfiants. Parfois, c’est la Rencontre et je lui mets une majuscule de majesté ET de singularité. La Rencontre, c’est le surgissement inopiné du sauvage. C’est aussi l’instant où l’expression traduit exactement le cœur, la pensée. Ça claque au sommet de la fontanelle ! C’est extrêmement rare. C’est en partie pour cette rareté que je continue à publier, à écrire. Que nous continuons, Bertrand et moi, à visiter les rares sanctuaires de la vie sauvage sur terre, sans nous lasser, depuis le pré, des chœurs de l’aube familiers, au printemps. Le naturaliste, amateur ou scientifique, a peut-être cela de commun avec le poète qu’il est tout entier concentré sur ce qu’il ne peut prévoir : soudain la libellule se pose sur le jonc ! Ce n’est pas qu’une « inspiration », du moins je crois… C’est d’abord une tension vers l’absolument autre devant et en soi : le mot, la bête. Mandelstam disait : « la perception du monde pour l’artiste, est le moyen, comme le marteau dans la main du tailleur de pierres, et la seule chose réelle est l’œuvre elle-même ». Je serais tentée de renverser la proposition. La seule chose réelle est le monde lui-même, et l’œuvre singulière est la somme de ce qui en aura été saisi. Pour moi, l’animal est un condensé de ce réel. C’est grâce à lui quej’ose parler… ensuite, je peux faire ce qui me chante, même pleurer…
« Imagine un monde sans première/personne où tout/ commencerait avec toi et ils. Bourdon abeille libellule/ grillon éphémère ». Ces vers sont de Stéphane Bouquet. Et puis, merci aussi à Derrida pour ses animots et son animal que donc je suis ; à Deleuze et son devenir-animal ; à Uexküll et sesMondes animaux ; à Bailly et son Versant animal… Je leur dois, comme aux éthologues de terrain (et donc, aux livres de la collection Biophilia), cette préparation à la Rencontre. Même s’il faut absolument tout oublier, pour percevoir la petite phrase de Vinteuil d’un merle dans le jardin…
Plus les êtres humains seront nombreux à considérer cette majorité majuscule que la plupart traite comme une minorité silencieuse à exploiter, et plus cette minorité, qui, à mon sens, est le plus petit dénominateur commun de toutes les autres, aura de choses à nous enseigner. Et, les oiseaux, c’est une chance, nous les avons quotidiennement autour de nous. C’est l’irruption du sauvage à une portée de regard !
MC : Quels buts poursuivez-vous en tant qu’éditeur « historique » à l’ère du numérique et de l’ebook ?
FR : La difficile question ! Tout ce que je peux dire, c’est que nous n’avons strictement rien contre les évolutions technologiques en tant que telles. La preuve, nous avons été parmi les premiers, avec l’aide de Philippe Ménestret, en 1999 (peu de temps après les éditions Verdier et les éditions de Minuit) à créer un site web. Cela m’amusait, à l’époque, de dire que nous pratiquions l’art du paradoxe, car nous continuions encore à publier des livres que l’on devait couper soi-même… Paradoxe qui n’aurait plus aucun sens aujourd’hui, car notre imprimeur ne « sait plus », ou alors manuellement, arrêter la machine de la fabrication, avant le massicotage automatique des livres. Imaginez le coût pour ce qui relève aujourd’hui, au nez et à la barbe de la révolution numérique, d’une simple coquetterie ! Si nous avons une préférence pour le livre papier, nous n’hésitons pas à publier certains dans un format E-pub. À terme, et surtout, quand les finances seront meilleures, certains des titres de notre fonds, notamment des essais épuisés, seront certainement réédités dans ce format.
Personnellement, il m’arrive, comme à beaucoup, de ne pas « trimballer » une bibliothèque physique avec moi. Or, je ne peux faire un pas sans un nombre assez déraisonnable de livres. Alors je suis bien contente d’avoir une centaine d’entre eux dans le creux de la main. Mais que c’est froid le contact d’une tablette ou d’une liseuse !
Et, rappelons rapidement que, des tablettes (d’argile) aux tablettes électroniques – en passant par les rouleaux, le codex et Gutenberg – l’histoire du support suit l’histoire de l’écrit. Je crois que l’historien Robert Darnton raconte tout ça très bien dans son Apologie du livre. En fait, ce qui me fait peur est plus lié au temps qu’au support. C’est assez banal à dire, mais la rapidité de l’évolution des technologies à l’échelle de l’intelligence humaine, comme à celle de l’évolution tout court, celle dont parle Darwin, est d’un rapport d’une nanoseconde face à des millions d’années ! Mais on s’écarte ici du sujet des tablettes. Quoique… la terre est bien cette fragile géante aux pieds d’argile, non ?
MC : Chaque auteur arrive avec sa singularité, pour vous citer : « nos préférences apparaissent à notre insu ». Que conseillez-vous à un auteur quand il s’adresse à une maison d’édition ?
FR : Je lui conseillerais d’abord de ne pas s’adresser trop vite à une maison d’édition sitôt les pages sorties de l’imprimante ! Ensuite, je l’inviterais à regarder sa bibliothèque pour choisir son éditeur. Le paysage éditorial français est encore suffisamment varié pour qu’un auteur trouve une maison qui corresponde à sa sensibilité, même si tout bon auteur crée un monde et un style singuliers. Et puis, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le rapport entre manuscrits acceptés et manuscrits reçus est certainement moins élevé chez les petits éditeurs, comme nous, que dans les grands groupes.
MC : Comment voyez-vous l’avenir des éditeurs rattachés aux domaines de l’art, de la poésie, de l’imaginaire, aux rêveries transdisciplinaires, pour survivre dans un monde (dé)matérialisé ?
FR : Tout se passe comme si nous étions ce gibbon qui vient de quitter une branche mais ne s’est pas encore accroché à la suivante. Ce moment d’entre-deux n’a de cesse de ne pas finir depuis que le monde dématérialisé s’est imposé. Je crois que les gens (et les éditeurs) sont curieux du moment où le gibbon se posera enfin sur l’autre branche. Mais nous sommes pour le moment assez impuissants à prévoir, prévenir, ou anticiper, au cœur même du vertige. Concrètement, notre petite maison n’a jamais connu un effondrement de son fonds aussi important ! Tous les beaux projets coûteux que nous avions sur le bureau sont pour le moment rangés dans un dossier à idées. Nous ne saurions ni ne voudrions changer cette politique qui consiste à ne publier que ce qui nous plaît. Nous avons même dû renflouer personnellement la maison pour préserver cette indépendance à laquelle nous tenons tant. Nous préférerions tout arrêter que de faire entrer un financier dans le – petit – capital de la maison Corti !
MC : Enfin, quelle serait votre définition du voyage : un imaginaire, une action, une contemplation, le sacré, une poétique du « révélé » ou tout autre chose ?
FR : Parler de voyage aujourd’hui que la terre ne demeure inconnue que dans les abysses et sur quelques canopées sauvées des tronçonneuses, c’est peut-être d’abord préciser que l’on voyage pour ne pas « voyager ». Ce que Lévi-Strauss avait magnifiquement traduit par son célèbre oxymore « je hais les voyages et tous les voyageurs » qui ouvrait ses Tristes tropiques. La formule résonne d’autant plus fort aujourd’hui que le voyage : l’avion, la foule, les cieux rayés et la terre considérée comme un vaste terrain de jeu, tout, absolument tout dans l’entourage du voyage, commence par condenser le pire devant nos yeux. Un pire dont chacun d’entre nous fait partie. Même si le voyage aboutit à un livre, ce « voyage dans le voyage ». Oui, je hais les voyages et tous les voyageurs, moi y compris, dans les airs ! Ensuite, tout a été dit sur le voyage. Du Voyage autour de la chambre, qu’aurait pu signer une Emily Dickinson qui n’a pas quitté celle d’Amherst pour écrire cette œuvre qui fait autant voyager qu’une Rencontre, avec une baleine, un oiseau rare, sur les traces de William Bartram, ou presque… Tout a été dit, de Bourlinguer en passant par l’Usage du monde, ou presque. C’est le presque qui fait pour moi toute la différence. Un monde entier est contenu dans ce presque. Le voyage, il faut le vivre. Le voyageur ressent ce que j’évoquais en comparant naturaliste et poète : il est concentré ce qu’il ne peut prévoir. Imaginez la déflagration à l’œil de l’esprit aux aguets quand le voyageur se pique d’être un peu naturaliste et poète et qu’il se trouve au fin fond d’une forêt primaire d’Ouganda pour assister à l’éveil du vivant.
Enfin, j’aimerais clore sur cette sagesse talmudique que j’adore : « ne demande pas ton chemin à qui le connaît, tu ne pourrais pas t’égarer ». Le voyage nous égare, dès qu’on a cessé de « voyager ».
Entretien réalisé par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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